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Nous entrons dans ce spectacle à pas de loup, soucieux de ne pas déranger l’échange entre Julius et Olaf. Nous sommes dans une grande pièce, comme l’antichambre d’une chambre d’hôtel. Ces deux hommes entre cinquante et soixante ans, habillés en costumes trois pièces, ressemblent à deux bourgeois dignes et calmes.

Ils sont assis dans des fauteuils de cuir près d’une table basse posée juste dans le coin, à côté des fenêtres donnant sur la rue. Ils devisent ensemble. Julius parle beaucoup, avec éloquence et précision. Il se lève souvent pour observer par la fenêtre. Olaf est attentif, il ne dit mot encore mais son langage corporel nous montre qu’il écoute et réagit. Ils semblent jauger ce qui se passe dehors, par habitude peut-être, pour tuer le temps sans doute, quiets comme un vieux couple complice et serein, n’attendant rien d’autre que vivre ce moment ensemble.

Tout à coup Julius s’exclame et signale que dehors une femme se distingue par son attitude, la stigmatisant un peu. Quelques secondes plus tard, elle entre dans la pièce, invectivant les deux hommes en reprenant les propos tenus par Julius. C’est Marie Steuber.

Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ? De quoi s’agit-il ? Qui sont ces gens ?... Pas le temps de répondre, pas le temps de comprendre, à peine arrivée, Marie Steuber va occuper l’espace comme s’il lui était familier. Les échanges entre Julius et Marie laissent à penser qu’ils se connaissent peut-être et que… Mais non, tout s’enchaine, pas le temps d’y réfléchir, pas le temps de comprendre…

Une quinzaine de personnages entrent et sortent inopinément, avec la rapidité du temps qui presse, comme des vertiges d’instants suspendus. Cet espace qui est au début une chambre, ils vont le transformer au gré des moments en salon, en bureau pour en refaire une chambre à la fin.

Ils se retrouvent seuls, par deux ou plus, jouant ou rejouant une situation qui les concerne, se parlant ou non mais toujours avec une attention dont l’intensité troublante enrichit chaque fois l’instant. De toute évidence, ils se connaissent ou se reconnaissent. Ils semblent que des liens forts ou ténus les associent là maintenant ou peut-être avant, on ne sait pas. Le temps est étiré parfois précipité, comme dans un songe.

L’auteur Botho Strauss se joue des conventions théâtrales. Pas de fil narratif, de linéarité apparente, tout est dans le présent. Avec une écriture d’une précision ciselée, parsemée de pointes d’humour, cette pièce est comme un puzzle aux morceaux retirés ou perdus grâce auquel le spectateur compose sa propre histoire. Avec ce qu’il voit et ce qu’il entend, il ajoute immanquablement un peu de lui-même, de sa mémoire, de ses fantasmes et de ses désirs. La compréhension du spectateur est mise à rude épreuve. Elle ne trouve du sens qu’en convoquant son imaginaire et avec lui, ses bagages.

« Le théâtre n'est pas la démonstration analytique de notre condition, il est le chant dithyrambique de nos désirs profonds ou de nos railleries. » dit Jean Vilar dans De la tradition théâtrale. Rien n’est moins vrai ici. Nous ne pouvons échapper à cette représentation de nous-même tant tout ceci nous parait finalement sortir de nos pensées, de celles qui surgissent tout à coup au détour de moments solitaires, comme autant d’instants volés à nos rêveries.

La présence du personnage de Marie Steuber, ses différentes vies probables, nous confrontent à nos images de la Femme, de tous les âges, de toutes les postures sociales. Ses amours et ses souvenirs heureux ou non, dans lesquels nous nous retrouvons peut-être. Le couple d’Olaf et Julius nous conduit à interroger le bonheur conjugué à deux, ses affres et ses douceurs.

Tiens, Vilar aurait-il raison ?

La mise scène d’Alain Françon centre notre attention sur ce qui est dit et vu, en soignant la précision et la justesse des répliques pour ce qu’elles évoquent alors, sans nous donner ni d’avant ni d’après dans les jeux. Les personnages semblent se rencontrer à chaque fois sans se découvrir, sans sous-entendus, se parlant d’évidence.

Les comédiens nous servent un grand jeu. Nous sommes dans la finesse du travail d’orfèvre. Tout glisse, tout passe, tout s’installe sans s’occuper de démontrer quoique ce soit. L’intensité apportée à chaque instant est remarquable. Aucun silence qui ne soit chargé. Aucun mouvement qui ne soit rempli. Aucune réplique qui ne soit sincère. Du bel ouvrage, du grand art.

Un spectacle incontournable dont la réalisation restera sans doute mémorable.

 

De Botho Strauss. Texte français de Michel Vinaver. Mise en scène d’Alain Françon. Assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey. Dramaturgie de David Tuaillon. Décor de Jacques Gabel. Lumières de Joël Hourbeigt. Costumes de Marie La Rocca. Musique de Marie-Jeanne Séréro. Son de Léonard Françon. Coiffure et maquillage de Pierre Duchemin. Avec Antoine Mathieu, Charlie Nelson, Gilles Privat, Aurélie Reinhorn, Georgia Scalliet de la Comédie Française, Renaud Triffault, Dominique Valadié, Jacques Weber, Wladimir Yordanoff et la voix d' Anouk Grinberg.

Le mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun, Paris 20ème – 01.44.62.52.52 - www.colline.fr

- Photo © Michel Corbou -

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