Jess et David se sont aimés fort, si fort que rien ne pouvait faire penser que cette union s’évanouisse ou s’écrase comme des corps aux âmes brisés. Métaphore brutale et cynique pour décrire ce que nous ressentons au fil des sept tableaux qui composent cette histoire.
La société de consommation, la marchandisation des désirs prescrits et la spirale infernale de la recherche incessante d’avoir toujours plus de biens matériels vont conduire Jess à se perdre dans ce labyrinthe de la possession. Comme si « l’avoir » de biens pouvait remplacer « le pouvoir » de bien vivre.
« Et là soudain j’ai pensé que ce sac était fait non pas pour contenir des choses mais pour me contenir moi… ça m’a rendu tellement euphorique que je suis tout de suite entrée dans le magasin et j’ai acheté le sac… »
David tente en vain d’y remédier. La fin de ce parcours semble irrémédiable.
Jusqu’où tiendra-t-il ?
L’écoute de toute rationalité fondée sur des valeurs humaines est remplacée par la demande frénétique d’acquérir toujours d'argent et de reconnaissance, et de les dépenser sans compter.
« Je ne crois plus en Dieu… À l’argent. Je crois à l’argent. »
Devant nous, la machine à broyer les destins se met en marche, prise dans un engrenage insidieux qui ne s’arrête pas. Nous assistons au fur et à mesure davantage à l’enlisement de ce couple en crise qui chemine tout droit vers sa perte.
L’amour peut-il combler cette attente inassouvie d’’abondance de pouvoir et d’argent ? L’argent remplace-t-il le besoin d’aimer et devient-il alors ce qui le sublime, le transcende et donne un sens par défaut à la vie qui va, vogue et sombre ?
Un texte fort et captivant où l’humour vient piquer sans cesse. Une pièce aux accents politiques et aux messages de dénonciation affirmés. Dans la lignée des auteurs britanniques qui décrivent de leur plume aiguisée les abus et les déroutes des gens et de la société d’aujourd’hui, Dennis Kelly à l’instar de Sarah Kane, Mark Ravenhill ou Anthony Neilson entre autres, pose son regard affuté sur l’environnement social et politique de ses contemporains avec un texte insolent, provocateur et agitateur, dans la veine du théâtre cher à Artaud où la cruauté est un ressort dramaturgique essentiel.
Myriam Muller conduit sa mise en espace et sa mise en jeu avec une redoutable efficacité. Elle mêle la finesse de la persuasion à la brutalité de l’énonciation dans les images de la réalité telle que nous la présente Kelly. Une mise en scène précise et percutante, n’épargnant ni la crudité ni la cruauté du récit.
L’interprétation est brillante. Les jeux très engagés nous font passer sans cesse de l’émotion à la pensée. Une distribution pertinente et touchante.
Un spectacle coup de poing pour un temps de théâtre aride et décapant.
Spectacle vu le 26 juillet 2018,
Frédéric Perez
De Dennis Kelly. Traduction de Philippe Le Moine en collaboration avec Francis Aïqui. Mise en scène de Myriam Muller. Scénographie et costumes de Christian Klein. Lumières de Philippe Lacombe. Musique de Emre Sevindik. Régie générale de Antoine Colla. Assistanat de Frédérique Colling.
Avec Isabelle Bonillo, Elsa Rauchs, Delphine Sabat, Raoul Schlechter et Serge Wolf.