À nouveau, Marie Thomas nous surprend et nous enchante avec ce dernier spectacle où elle est seule en scène, accompagnée cette fois-ci au piano par Benoit Ribière. Un délice d’humours et de poésies en cascade, une kyrielle décapante de postures finement travaillées avec l’élégance espiègle et roublarde d’une grande interprète.
« Une élue locale doit inaugurer la salle des fêtes. Elle aborde les spectateurs par un discours de bienvenue qui au fur et à mesure devient un discours d’investiture. Les mots se précipitent, se télescopent, s’amalgament, trébuchent. »
Et ça dérape… Que dis-je ça dérape ? ça disjoncte de partout oui ! Le discours de l’élue locale de nos cœurs s’effondre dans ses essais et ses erreurs. Elle s’en va et revient sans cesse avant de laisser finalement place au spectacle. Un spectacle qui se prend les pieds dans les mots. Un récital de poésie surpoétique et radical. Un festival de mots qui s'enfilent et ricochent, s’accrochent et décrochent, ponctué ici ou là d’une musique au piano, doucereuse, piquante ou éthérée.
Des vagues géantes de propos dits ou clamés se bousculent devant nous et viennent houspiller ou caresser nos oreilles attentives, surprises par cette farandole de niques rieuses au réel qui s’échappe, et qui composent un lit douillet de poésie, souvent cocasse et incongrue, où il fait bon se lover.
Le texte de Jean-Pierre Verheggen et de Jacques Bonaffé révèle une vitalité mordante, grinçant comme un violon qui s’amuse et piquant d’absurde notre écoute comme des mots-croisés jouant à la marelle. Des instants suspendus de toute beauté nous saisissent et nous traversent tout à coup pour toucher l’émotion. On ne convoque pas Artaud, Verlaine ou Villon innocemment. Le burlesque n’est jamais bien loin, prêt à bondir pour chaparder le sérieux ou l’onirique qui s’installerait.
Ah ça, on peut dire que cette comédienne sait choisir ses auteurs ! Qu’elle sait nous les faire découvrir ou retrouver avec une sagace et merveilleuse façon. Ici, la raison explose, le rire l’aide à ramasser les morceaux. Il faut entendre et voir l’extrait du discours de Malraux inaugurant une MJC, un pur bijou de pastiche honorifique et drôlissime.
Ce spectacle est assurément de la belle ouvrage. Nous assistons à une ode aux mots libres et aux pensées désincarcérées. À un requiem à la mollesse triste des apathiques de la bienpensance. À un appel à la liberté d'expression sous toutes ses formes, dans toutes ses lignes.
La mise en scène de Michel Bruzat confine à l’alliage texte-jeu un soin précis au jusqu’au boutisme avéré et donne aux sensations des couleurs vives et truculentes. Les paroles des auteurs, du metteur en scène, des interprètes et du public semblent s’entendre et se relier. Tout cela est porté haut et fort par la comédienne Marie Thomas. Du travail de clown à l’interprétation de texte en passant par le jeu corporel, tout est là pour dépoter l’imaginaire, tripoter le vocabulaire et nous transporter dans un ailleurs rationnellement inconcevable, délicieusement jubilatoire et délicatement perturbant.
Un spectacle intelligemment « outre-ordinaire » et « méta-drôle ». Marie Thomas est une orfèvre, une artiste bouleversante. Voici un succulent régal protéiforme d’art scénique. Un plaisir rare que je recommande vivement.
Spectacle vu le 18 novembre 2019,
Frédéric Perez
Texte de Jean-Pierre Verheggen et Jacques Bonnafé. Mise en scène de Michel Bruzat. Musique de Benoit Ribière. Lumières de Franck Roncière. Costumes de Dolores Alvez Bruzat.
Avec Marie Thomas (et Benoit Ribière au piano).
Jusqu’au 16 décembre
le lundi à 19h00
3 rue des Déchargeurs, Paris 1er
01.42.36.00.50 www.lesdechargeurs.fr