Fabuleux et féerique, particulièrement soigné, ce spectacle est un véritable enchantement, d'une gaieté rebondissante et d'une émotion touchante. Son inventivité pétillante et son rythme allant déroulent avec élégance un récit fluide et coloré qui nous emporte tout le long dans ce que le théâtre fait de plus beau, le plaisir d’être là, ensemble, honorés par cette offrande magnifique de la représentation où la raison et l’émotion cheminent, brillent d’intelligence et regorgent de sensations.
Dès le lever de rideau, Jacques (époustouflant Nicolas Briançon) et son Maître (formidable Stéphane Hillel) s’approchent du bord de plateau et nous regardent. La première réplique face au public de Jacques donne le ton. Il y a de la joie à se retrouver ici, de la hâte à inviter le public à se laisser prendre et surprendre, à jouer lui aussi le jeu de la découverte et du délice à venir.
« Un maître exige de son valet qu’il lui conte son dépucelage dans les moindres détails, mais il ne peut s’empêcher d’y ajouter ses propres fantasmes. Histoires et anecdotes s’entremêlent laissant les personnages-narrateurs digresser à l’infini. »
Nous retrouvons dans la pièce de Kundera l’étrange pacte narratif du roman de Diderot, entre le lecteur/spectateur et l’auteur, l’interpellation ou la suggestion récurrentes par des adresses au public directes ou détournées. Pris à partie, nous jouissons de cette convention, suspendus aux aléas et aux rebonds nombreux de l’histoire, ballottés par le « dedans-dehors » savamment entretenu par la mise en scène astucieuse de Nicolas Briançon.
Du texte malicieux et pénétrant de Kundera nous passons à un spectacle malin et truculent de Briançon dont la mise en vie, d’une habileté inouïe juxtaposent les différents niveaux discursifs du lien ténu entre la réalité et la fiction en convoquant le réalisme et l’onirique, le cocasse et le sensible. Un travail ciselé qui relève d’une orfèvrerie de l’art théâtral.
Philosophie de la vie, conte moral ou fabulettes rieuses, le récit de ce spectacle ainsi fait nous invite au fameux « voyage vers nulle part » où la mélancolie de l’errance inexpliquée de ces voyageurs du temps des souvenirs, des joies et des regrets semble combler l’ennui qui les entoure. Un récit riche dans ses variations qui charrie nombre d’illustrations savoureuses des liens de l’amour et de l’amitié, du pouvoir et de la séduction, de la trahison et de la loyauté. Le tout teinté de clins d’œil à la lubricité, au désir de jouissance et au libertinage. Un récit truffé d’anecdotes jouées en juxtaposition ou prenant place aux côtés des propos et des disputes des deux narrateurs inséparables.
Nicolas Briançon apporte ici sa cinquième contribution à la pièce de Kundera dont il fait sans nul doute un ouvrage. Il semble que pour cet opus la dimension festive du récit ressorte avec force. Tout en couleurs, en musiques et en jeux vifs et enthousiastes, la gaité semble prévaloir sans les effacer toutefois aux ressentiments que porte fondamentalement le périple de Jacques et son Maître. Sa mise en scène est précise et calée au cordeau, quasi chorégraphiée. Tout parait simple et évident, ça coule et se déroule avec aisance.
L’interprétation est d’excellence. Philippe Beautier, Jana Bittnerova, Nicolas Briançon, Camille Favre-Bulle, Stéphane Hillel, Pierre-Alain Leleu, Maxime Lombard, Lisa Martino et Elena Terenteva (et les musiciens Marek Czerniawski et Boban Milojevic), sont toutes et tous, individuellement ou ensemble, d'une efficacité et d'une crédibilité remarquables. Chaque rôle est campé avec précision et nuances. Elles et ils nous offrent des instants magiques, sensibles et éclatants, qui nous surprennent.
Un spectacle littéralement savoureux. Une superbe et chaleureuse complicité avec le public. Un très grand moment de théâtre à l’esthétique soignée et au texte captivant, joué avec un brio détonant. Incontournable temps théâtral à ne surtout pas manquer !
Spectacle vu le 17 septembre 2021
Frédéric Perez
De Milan Kundera. Mise en scène de Nicolas Briançon assisté par Dorothée Deblaton. Décor de Pierre-Yves Leprince assisté par Bastien Forestier. Costumes de Michel Dussarat assisté par Aimée Blanc. Maquillage et Perruques de Michèle Bernet. Lumières de Jean-Pascal Pracht.
Avec Philippe Beautier, Jana Bittnerova, Nicolas Briançon, Camille Favre-Bulle, Stéphane Hillel, Pierre-Alain Leleu, Maxime Lombard, Lisa Martino et Elena Terenteva.
Et Marek Czerniawski au violon et Boban Milojevic à l'accordéon.
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h00
31 rue de la gaîté, Paris 14ème
01.43.22.77.74 - www.theatremontparnasse.com