Magistral et magnifique, le spectacle illumine ce récit théâtral devenu mythique et nous percute de plein fouet par son intrusion insidieuse et continue dans notre propre regard sur le fait théâtral, son aura, ses ombres et son envahissement.
« Surgis de nulle part, ils envahissent le plateau où se sont engagées les répétitions d’une pièce. Ce sont les « personnages », nés de l’imaginaire d’un auteur qui les a abandonnés au milieu de leur vie. Ils vont alors à la rencontre des acteurs susceptibles de leur fournir une apparence. Insoluble, périlleux affrontement entre leur authenticité et ses possibles représentations. »
Le texte de Pirandello s’impose au spectateur comme l’exposé d’un dévoilement étrange. Un dévoilement qui se fait dans le labyrinthe mystérieux de la construction fictionnelle du récit théâtral, du passage entre l’écriture de l’auteur, les lectures et le jeu des interprètes. Tout en malice dramaturgique, le truchement de l’opposition des personnages entre eux, mêlant ceux qui les jouent à ceux qui sont joués, sublime la double énonciation qui devient multiple et interroge le spectateur sur les flux qui conduisent à la transposition et à la transformation de l’imaginaire en actions.
Qu’est-ce donc ce bouillonnement explosif des six personnages surréels qui s’imposent tout à coup dans une fiction représentée sur le plateau ? Pourquoi disent-ils être en quête d’auteur et combattent-ils ainsi pour tenter de prendre le contrôle ?... La protubérance d’une inspiration, l’impulsion fébrile d’une immersion surréaliste, le bafouement des conventions élémentaires de l’écriture scénique, la confusion entretenue du rapport au réel de personnages oniriques qui ne souhaitent pas le rester ?
Serait-ce l’un d’entre eux qui apporterait la réponse de l’auteur ?
« Un personnage, monsieur, peut toujours demander à un homme qui il est. Parce qu’un personnage a vraiment une vie à lui, marquée de caractères qui lui sont propres et à cause desquels il est toujours « quelqu’un ». Alors qu’un homme – je ne parle pas de vous à présent – un homme pris comme ça, en général, peut n’être personne. » déclare le « père » (impressionnant et envoutant Hugues Quester) au « directeur de théâtre » (habile et agile Alain Libolt).
La mise en scène de Emmanuel Demarcy-Mota relève de la mise en abyme du théâtre. Le théâtre dans le théâtre. Ses partis pris dans la direction de jeux, l’installation des situations et le rythme de la narration tout comme la superbe scénographie et l’adroite création lumières de Yves Collet font tourner en permanence le manège de la simulation et du faux-semblant, de l’erreur et de la transcendance, élevés au rang du possible. Des choix artistiques qui illustrent avec évidence le propos d’Arthur Adamov : « Une pièce de théâtre doit donc être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent, autrement dit la mise en évidence, la manifestation du contenu caché, latent, qui recèle les germes du drame ».
Nous sommes pris, captifs et floués de bout en bout, jusqu’à ce dernier tableau, splendide, magnifiquement joué, comme un dernier coup de poing dans le regard du spectateur, où l’on se demande s’il y a apaisement des six personnages ou s’ils sont prêts à réapparaitre encore et toujours pour assouvir leur besoin d’errance et cultiver leur place dans la lignée du mythe théâtral.
Nous sommes immergés, ballotés par les aléas et portés par le mouvement donné à ce texte. Emportés littéralement dans le récit théâtral par le jeu exceptionnel de tous les comédiens. Les interprètes sont habités par les personnages. On avance, on ne sait pas, on ne sait plus, qui joue et qui est joué dans cette double fiction. Acteurs, personnages, acteurs jouant les personnages, personnages simulant les acteurs. L’illusion est totale, le trouble infini, la magie opère.
Époustouflant et saisissant moment de théâtre. Un spectacle créé en 2001, devenu légendaire et qui le restera sans doute. Incontournable exposition du texte de Pirandello. Mise en vie avec une splendeur soignée et un brio d’interprétation exemplaire.
Spectacle vu le 16 novembre 2021
Frédéric Perez
De Luigi Pirandello. Traduction de François Regnault. Mise en scène de Emmanuel Demarcy-Mota assisté par Christophe Lemaire. Scénographie et Lumière de Yves Collet. Musique de Jefferson Lembeye. Costumes de Corinne Baudelot. Maquillages de Catherine Nicolas.
Avec Hugues Quester, Alain Libolt, Valérie Dashwood, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Chloé Chazé, Céline Carrère, Charles-Roger Bour, Philippe Demarle, Sandra Faure, Gaëlle Guillou, Gérald Maillet, Pascal Vuillemot et Jauris Casanova.
Jusqu’au 2 décembre à 15h00 ou à 20h00
(voir les jours sur le site du théâtre)
1 avenue Gabriel Paris 8ème
01.42.74.22.77 www.theatredelaville-paris.com