Un spectacle comme une fresque de tableaux morbides lancés en farandole dégoulinante de fantasmes, de désirs refoulés expurgés, de hantises récurrentes expulsées violemment, de peurs enfouies depuis le plus profond de l’enfance et d’espérances probables mais déçues. Le tout dépeint avec une palette de couleurs horrifiques, misérables et trashs.
« Une sœur et un frère fantasment le récit de leur enfance en mêlant vrai et faux cauchemar et réalité, humour noir et jeu de rôles. « Débris » est le nom donné par Michael, à l’enfant trouvé, quand ils étaient adolescents. Grâce à ce nouveau-né, il découvre l'amour que l’on peut donner à un enfant. C’est aussi avec les débris de leur passé que ces deux enfants-devenus-adultes jouent ; ils recomposent dans un jeu théâtral une histoire extraordinaire aux multiples facettes. »
Inventer un récit familial c’est à coup sûr interroger la place occupée par chacun des protagonistes au sein de la famille telle qu’elle est ou telle qu’elle aurait pu être. C’est interroger les liens tissés ou arrachés, défaits ou subis, sublimés évidemment. C’est aussi bien sûr, faire ressurgir les souffrances vécues ou possiblement, qui prédominent les joies, les heurs avant les bonheurs. Et c’est se confronter aux maux faits, à la douleur voire à la mort.
Y-a-t-il quelques vérités qui ressortent de souvenirs projetés ou rappelés ? Sont-ce des réminiscences charriées par la peur de faits enfouis et des désirs d’oubli de leur réalité feinte ou réelle ?
L’écriture de Dennis Kelly, comme à son habitude, oscille en permanence d’une plume acide et vacharde, provocatrice et intrusive, entre fictions et fantasmes, imaginaire et probabilité. Et voici qu’apparait devant nous ce que nous ne verrions pas volontiers ou ne voulons pas voir, ce que nous pourrions avoir vu et ne voulons pas l’avoir fait. Le récit de cette pièce à tableaux nous embarque et nous bouscule, ballotant les sensations jusqu’aux limites de l’émotion, nous laissant complices ou observateurs, en recul ou en fusion avec les images et les paroles qui se présentent à nous.
Ici, la dérision est reine, le nihilisme prince et la confusion princesse, le roi bouffonne à sa guise dans le théâtre de Kelly, où le public en prend plein la face. N’est pas à la cour qui veut.
La déroute et le plaisir se côtoient tout le long, ce bain macabre trouble les repères habituels de l’esthétique dramaturgique. Fi des codes et des usages. Il en reste ce que nous voulons bien avoir vu, accepter de recevoir pour s’en émouvoir, peut-être. Les rires s’échappent par moments, le cynisme ambiant les empêchent d’éclater.
Julien Kosellek et Viktoria Kozlova donnent le texte à la perfection. Les intonations et les regards, les mouvements et les postures, les émotions simulées ou vraies habillent efficacement les mots et les maux de cette partition aventureuse et complexe. La mise en scène un peu sage qu’ils ont choisi donne à l’ensemble un minimalisme et une pauvreté qui se conjuguent et se confondent aisément avec les caractéristiques de cette écriture singulière. Mais surtout, le talent de leur interprétation est à saluer.
Une succulente et ardente croisée des chemins avec l’univers de Dennis Kelly qui vaut un détour incontestable et nécessaire, pour le temps de ce temps, afin de ne pas s’engluer dans la pensée correcte et le bien-léché convenable. Avis aux amateurs dont je suis, de cet opus du théâtre « in yer face » : courez-y !
Spectacle vu le 25 janvier 2022
Frédéric Perez
De Dennis Kelly. Traduction de Philippe Le Moine et Pauline Sales. Collaboration artistique de Sophie Mourousi. Musique de Ayana Fuentes Uno. Travail photographique de Paola Valentin. Régie Anton Langhoff.
Une création de Julien Kosellek et Viktoria Kozlova.
Jusqu’au 6 février
Du mardi au dimanche à 19h00
2 passage Ruelle Paris 18ème
01.40.05.06.96 www.reineblanche.com