Quel plaisir de retrouver l’univers d’Hanokh Levin ! Ici somptueusement mis en scène et joué, avec toute la verve et l’éclat nécessaires pour apprécier les qualités multiples du texte de cet auteur incontournable du théâtre moderne dont la portée sert autant la réflexion que l’émotion. Toujours cyniquement drôle et poétiquement impertinent.
Son écriture à l’abattage ciselé fait mouche à coup sûr. Qu’il soit joué en français ou en russe comme aujourd’hui. L’universalité de son propos, des thèmes et des messages dépassent les barrières de la langue, des cultures et des environnements sociaux. Que ce soit à Saint Pétersbourg, à Paris, à Haïfa (ville d’Israël où la pièce est créée en 1975) ou ailleurs, nul doute que ses pièces soient comprises et appréciées dans leurs adaptations plurielles.
La toile de fond de « KROUM l’ectoplasme » est dessinée avec les thèmes récurrents de Levin. La maladie, la souffrance, l’agonie et la mort. L’amour, la famille, le mariage, les funérailles et toutes les conventions sociales rituelles. Et surtout, surtout, les voisins ! Car quoi de mieux que le voisinage pour dépeindre la société des gens, comme un microcosme d’où rien ne sort ni ne rentre sans qu’on le sache, le voit ou le raconte.
Nous sommes plongés dès le début dans une ambiance sociale où l’espace privé et l’espace public rompent sans vergogne leur frontières. Kroum rentre à peine de son voyage au loin ? Tout le monde le sait, l’apprend, le commente en moins de temps qu’il ne le faut pour tomber amoureux ou malade. Kroum qui est parti plus pour s’extraire de sa vie que pour la conquérir, revient bredouille, dans sa tête comme dans ses valises.
Entre Kroum, une valise à la main. Il étreint la Mère.
« Maman, je n’ai pas réussi. Je n’ai trouvé ni la fortune ni le bonheur à l’étranger. Je n’ai pas avancé d’un pouce, je ne me suis pas amusé, pas marié, pas même fiancé. Je n’ai rencontré personne. Je n’ai rien acheté et je ne ramène rien. Dans ma valise, il n’y a que du linge sale et des affaires de toilette. Voilà, je t’ai tout dit et je te demande maintenant de me laisser tranquille. »
Ces mots sont les premiers que nous entendons. Ils donnent le ton à l’ensemble de ce prodigieux récit d’errance confiée au hasard et de révoltes contre l’ennui, contre le ratage de ces nombreuses vies qui se montrent à nous. Nous sommes touchés par cette troublante histoire d’impossibles possibles qui voisinent, dans laquelle s’enferrent les personnages de cet immeuble dressé comme un plan de coupe devant nous sur le plateau.
Kroum aurait voulu être un artiste, un écrivain. Le veut-il encore ? Le peut-il ? Y croit-il toujours ? L’exil n’aura rien changé, le retour non plus sans doute. Les autres, ses amis, son ex, sa mère, ses voisins, auront-ils un sort meilleur ?
Une scénographie magnifique. Des costumes et des jeux colorés comme un jour faste de spectacle. Des comédiennes et des comédiens brillants, émouvants et drôles.
Ce jour-là, au Théâtre Gérard Philippe, est un moment de théâtre mémorable.
Une pièce de Hanokh Levin. Mise en scène de Jean Bellorini. Traduction russe de Marc Sorsky. Traduction française de Laurence Sendrowicz. Collaboration artistique de Mathieu Coblentz. Assistante au metteur en scène Macha Zonina (interprète). Scénographie de Mikhaïl Koukouchkine et Jean Bellorini. Costumes de Olga Ouskova et Macha Makeïeff.
Avec la troupe du Théâtre Alexandrinski (Saint-Pétersbourg) : Vasilissa Alexéeva, Sergey Amossov, Dmitri Belov, Ivan Efremov, Iossif Kochelevitch, Maria Kouznetsova, Vitali Kovalenko, Vladimir Lissetski, Dmitri Lyssenkov, Yulia Martchenko, Marina Roslova, Olessia Sokolova et le musicien Michalis Boliakis
Jusqu’au 28 janvier - du lundi au samedi à 20h00, dimanche à 15h30
59 boulevard Jules-Guesde, Saint-Denis
01.48.13.70.00 www.theatregerardphilipe.com