
Voici une version de la pièce de Harold Pinter surprenante et captivante tant elle est délibérément vouée à nous interpeller avec une dérision appuyée sur nos peurs de l’arbitraire, notre rapport à l’autorité et notre résistance à la domination. Le parti-pris de mise en scène trouble le jeu, la partie devient incongrue, drôle et haletante. Une idée folle, une idée géniale.
Le Monte-Plats est une des premières pièces de Harold Pinter, créée à en 1960. Nous y retrouvons le style recherché et précis de l’auteur dans la description méthodique d’un univers absurde, loufoque et sombre. Les répliques ciselées servent habilement la progression inexorable des tensions qui règnent dans ce huis-clos où les situations sont passées au tamis de la vraisemblance, nous laissant hagards dans un flou souvent cocasse.
Gus et Ben ont un « contrat » à faire. Comme d’habitude, ils attendent les consignes, terrés dans un endroit inconnu. Comme d’habitude, ils tuent le temps en discutant de riens et s’énervant de tout. Ils semblent pris dans une mécanique réglée comme des automates prévisibles. Tout à coup leur attention est accaparée par un monte-plats au fond de la cave où ils se trouvent. Cet objet devient peu à peu ce grain de sable venant gripper la mécanique lancée, étrange et angoissante.
La mise en scène de Étienne Launay pousse le loufoque de l’absurde au bout de sa logique, tâtant du burlesque pour nous faire sortir la tête hors du prévisible, du visible ou du crédible. Les pistes se mélangent, permettant au mystère de se faire risible, à l’ironie des menaces qui planent d’exploser en dérision.
La fabuleuse idée du dédoublement (oui mais de quoi ?) montre avec une précision cynique les forces et les faiblesses de chaque personnage. Gus et Ben en double inversé, pris dans un jeu de miroir qui nous laisse perplexes et interrogatifs, nous maintenant sur le fil permanent de la compréhension qui risque de chanceler à tout moment.
Ben est-il ce chef dur et intraitable, violent et inquiétant ou est-il cet homme qui commande l’opération, agité et inquiet, fragile et pleutre ? Quant à Gus, qui est-il ? Ce peureux hésitant entre le clown et l’enfant ? (ah cette scène où il faillit prendre la main de Ben qui lui intimait d’un geste l’ordre de faire silence, comme un enfant prendrait la main d’un plus grand !). Ou bien au contraire, est-il ce frustre brute qui se soumet par soumission à l’autorité ?
Le trouble est bien mené et explore les personnalités des deux personnages avec adresse et intelligence. Il ne nous reste plus que le rire pour échapper à ce superbe jeu d’énigmes, à cette insupportable kyrielle d’ordres et d’injonctions absurdes et improbables, cruelles et dramatiques.
Les comédiens sont tous les quatre excellents. Ils campent leurs personnages (sans se tromper de camp) avec précision et justesse. Mathias Minne est fourbe à souhait, d’un comique abouti. Simon Larvaron est rustre jusqu’au bout des ongles, il réussit à nous faire peur et pitié à la fois. Bob Levasseur est imposant en brutal dérouté finalement peu crédible. Benjamin Kühn est un superbe félin peu rassuré, surmené par l'angoisse.
Un spectacle déroutant et audacieux pour un Pinter novateur et réussi, particulièrement bien joué. Un temps de théâtre très agréable.
Une pièce de Harold Pinter. Traduction de Mitch Hooper, Anatole de Bodinat et Alexis Victor. Mise en scène de Étienne Launay assisté de Pierre-Louis Laugérias. Création lumière de Kevin Hermen. Composition musicale de Adrian Edeline
Avec Benjamin Kühn, Simon Larvaron, Bob Levasseur et Mathias Minne.
Du mardi au samedi à 18h30 et le dimanche à 15h00
53 rue Notre-Dame-Des-Champs, Paris 6ème
01.45.44.57.34 - www.lucernaire.fr