Une pièce cynique aux récits implacables. Un spectacle drôle et saccageur. Quatre regards croisés sur l’existence ou plus précisément sur l’altérité, l’empathie, la relation interhumaine. Sur la perception immédiate, à la subjectivité revendiquée, des désirs et des haines provoqués par les autres ou les siens, adressés à celle ou celui qui écoute et à nous qui sommes là, chanceux et impudiques auditeurs de ces flots d’acrimonies lumineuses.
L’épouse, l’époux, l’ami, la psychiatre, tour à tour et par deux, confient ce qu’il leur semble ne plus pouvoir contenir. Propos expulsés avant qu’ils ne débordent ou maudits mots dits car trop longtemps enfouis. Nous nous interrogeons vite sur ces fichus regards posés sur l’humanité, ses faiblesses les plus viles ou les plus désuètes, triturées, retournées et exposées devant nous, ces quêtes de bonheur privé par de trop lourds ou longs renoncements.
Toutes et tous ressentent la nécessité de dire et se lâchent pour le dire. Étonnamment ils s’écoutent, interagissent même mais sans mot dire. Elles et ils nous captivent par leurs propos aux traits fulgurants, comme un va-tout compulsif qui ressemble à un va-t-en-guerre ultime, truculent ou pathétique selon les personnages et les situations.
Ariel est un philosophe et universitaire finissant, peut-être malade. Il se plaint de la vacuité de la vie et bute sur l’impossibilité de passer au crible de la philosophie les anecdotes qui la composent. Ça ne rentre pas, ce n’est pas assez conceptuel pour théoriser. C’est vain et agaçant de le tenter. À quoi bon, de toutes façons même son épouse ne le comprend pas. Elle le dit, se plaint aussi, longuement et inlassablement.
Bien-sûr il y a Serge, l’ami encombrant et encombré de récriminations diverses qu’il éjecte devant Ariel, comme on éructe après un repas trop copieux. Et puis il y a la psychiatre qui écoute et écoute et puis qui tout à coup explose par excès d’exaspération accumulée.
Tout ce petit monde ne tourne pas rond et ne se prive pas de le dire et de le montrer. C’est désopilant d’humour noir et vachard. Les failles se devinent, cherchant un possible apaisement.
Nous rions souvent, jusqu’aux éclats même, de leurs mots, de leurs désespoirs, de leurs hargnes butées qui se buttent entre elles et des petits gags parsemés qui cueillent les attentifs. Ah, il faut voir Jérôme Deschamps offrir des fraises ou des gâteaux… Christelle Tual grimacer et se déhancher pour raconter sa déambulation sur le trottoir…
La pièce de Yasmina Reza est savoureusement écrite. Des personnages bien campés. Un texte farouchement décapant avec des ruptures nombreuses aux allures de césures qui surprennent. La mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia est d’une fluidité utile et bienvenue. Aucun artifice, les personnages, le texte.
La distribution enchante. Jérôme Deschamps est l’ami Serge, proprement halucinant (une leçon de comique). André Marcon est Ariel, magnifique. Yasmina Reza est Nadine l’épouse, touchante et drôle dans sa dignité feinte ou troublée. Christelle Tual est la psychiatre, étonnante. Toutes et tous sont brillants dans cette partition cocasse qui ne semble pas si simple à jouer.
Captivante, hilarante et surprenante, une pièce d’excellence à voir sans hésiter.
Spectacle vu le 7 novembre 2018,
Frédéric Perez
De Yasmina Reza. Mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia. Collaboration artistique de Caroline Gonce. Scénographie de Jacques Gabel. Lumières de Roberto Venturi. Costumes de Marie La Rocca assistée de Peggy Sturm. Coiffures de Cécile Kretschmar. Régie générale par Jean-Christophe Bellier.
Avec Jérôme Deschamps, André Marcon, Yasmina Reza et Christèle Tual.