Une théâtralité audacieuse que ce spectacle construit à partir d'un montage savamment choisi de textes tirés du roman initial de Ingmar Bergman, des séries télévisées et du film célèbre qu’il a réalisés, et des improvisations de plateau effectués avec la troupe.
« C’est dans une atmosphère joyeuse que commence l’histoire. Fête de Noël, fête familiale qui regroupe autour d'Helena Ekdahl ses trois fils Oscar, Karl et Gustav Adolf, leurs femmes, leurs enfants, les servantes ainsi que les acteurs du théâtre dirigé par Oscar, époux de la belle actrice Emilie. À la mort d’Oscar, Emilie abandonne la direction de la troupe qui lui avait été confiée pour épouser l’évêque Edvard. Elle en a assez de jouer des rôles, elle veut vivre dans la vérité, la passion. Et ce sera en effet une passion, au sens le plus tragique du terme. Dans la maison sinistre où elle s'installe avec ses deux enfants, Alexandre et Fanny, l’évêque dévoile sa vraie nature... »
Même si l’impression de hachures dans la chrono-dramaturgie est perceptible, la puissance de la troupe donne à l’ensemble une formidable représentation où la magie du théâtre opère dans toute sa splendeur. Du théâtre qui n’est pas sans nous faire penser, à la réflexion, au Théâtre Virtuel de Strindberg et au Théâtre Épique de Brecht où adresses au public et jeux d’acteurs s’entremêlent.
Si comme le dit Jean-Marie Piemme « Le théâtre est un art du mensonge qui dit la vérité », le travail de Julie Deliquet et son équipe saute les deux pieds dans les flaques de l’illusion théâtrale pour éclabousser notre regard et stimuler notre écoute. Nous voici en présence d’une belle illustration des « images pensives » dont parle Jacques Rançière dans le Spectateur Émancipé.
La situation comme l’argument nous plongent dans l’univers du théâtre, que cela soit pendant la fête de Noël ou dans la maison de l’évêque. Nous sommes au théâtre et nous n’y sommes pas vraiment. Tout est faux mais semble vrai. Dans la première partie où les personnages se confondent aux comédiens comme dans la deuxième partie où l'action revêt les habits du récit tragique, le public est complice puis captif. Le réalisme se mêle au merveilleux. L’émotion à la réflexion.
Julie Deliquet aborde les questions de la vraisemblance au théâtre, du jeu joué ou vécu et du faux-semblant réaliste, avec acuité et précision, maintenant le spectacle dans un dedans-dehors manifeste qui créé un labyrinthe de sensations et de réflexions, comme pour nous permettre de nous y perdre et laisser envahir notre imaginaire par la force des énonciations. Sans velléité de démonstration, le travail de la troupe ainsi mené nous transforme en spectateurs actifs, cherchant le sens et l’émotion, trouvant une issue possible et personnelle dans ce labyrinthe onirique proche du fantastique.
Toute la troupe excelle à nouveau, toute. À noter toutefois tellement c’est fort, la sublime Elsa Lepoivre en mère brisée et femme révoltée, l'impressionnant Thierry Hancisse en évêque éperdu de croyances jusqu’à la déraison et l’étonnant Jean Chevalier plein de fougue et de violence dans le rôle d’Alexandre. Même s’il est difficile parfois de le reconnaître, nous le savons, au théâtre il n’y a pas de petits rôles, il y a de grandes actrices et de grands acteurs, Cécile Brune en femme de chambre nous le démontre splendidement ici.
Une fresque féérique et lumineuse qui dépeint une remarquable histoire d’amour du théâtre et un beau propos sur l’enfance. De succulentes scènes aux jeux éblouissants de sincérité, de drôlerie et de passion. Un grand spectacle.
Spectacle vu le 12 février 2019,
Frédéric Perez
De Ingmar Bergman. Traduction de Lucie Albertini et Carl Gustaf Bjurström. Version scénique de Florence Seyvos, Julie Deliquet et Julie André. Mise en scène de Julie Deliquet. Scénographie de Éric Ruf et Julie Deliquet. Costumes de Julie Scobeltzine. Lumière de Vyara Stefanova. Musique originale de Mathieu Boccaren. Collaboration artistique de Julie André. Assistanat à la scénographie de Zoé Pautet.
Avec la troupe de la Comédie-Française : Véronique Vella, Thierry Hancisse, Anne Kessler, Cécile Brune, Florence Viala, Denis Podalydès, Laurent Stocker, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Hervé Pierre, Gilles David, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Rebecca Marder, Dominique Blanc, Julien Frison, Gaël Kamilindi, Jean Chevalier et les comédiennes de l’académie de la Comédie-Française Noémie Pasteger, Léa Schweitzer.