Cette création de Florian Pâque se révèle un moment de théâtre intrusif, puissant et vibrant, saisissant et mémorable, qui sert avec fougue et entièreté l’iconographie qui entoure le parcours artistique et personnel de Antonin Artaud.
L’esprit et la lettre de ce poète illustre, homme de théâtre mythique, penseur et opérateur de cet art de « la vie refaite », sont convoqués dans la mise en vie de ce spectacle où des extraits d’écrits originaux et des textes additionnels sont tissés, entre fictions et témoignages, par Florian Pâque qui signe et interprète aux côtés de Tiphaine Canal et Sélène Assaf, une partition imposante et signifiante.
« Après 8 années d’internement psychiatrique à la clinique de Rodez, une commande est passée à Antonin Artaud : la création d’une émission radio originale à diffuser sur les ondes publiques françaises. Pour en finir avec le jugement de dieu est né. Pourtant, la veille de sa diffusion, le Directeur de la RDF censure sa création – jugée affreuse et immorale… POUR EN FINIR raconte un peu l’envers de cette émission : Antonin est dans sa chambre, transformée pour l’occasion en laboratoire radiophonique, lieu de toutes les errances et de toutes les expérimentations. A l’exception de Madeline, son auxiliaire de vie, tous les amis d’Artaud l’encouragent à exciter ses folies et ses douleurs. »
Antonin Artaud est ici dépeint dans des situations réalistes d’une radicalité oppressante, autant dans les moments de délires créatifs qui sont liés à sa colère face à la censure de l’émission radiophonique que dans ses interactions avec Madeline. Sa poétique du délire créatif comme sa pensée nihiliste post surréaliste y sont montrées dans une forme de transgression transposée, comme pour les sublimer et les dévoiler plus encore. Pour comprendre, pour adhérer ou s’opposer à son parti de vivre toute en outrance le flot prolixe et sombre de ses propos, de ses conceptions labyrinthiques et de ses nombreuses expressions parfois incantatoires.
« L'homme est malade parce qu'il est mal construit… Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes vous l'aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l'envers comme dans le délire des bals musette, et cet envers sera son véritable endroit » écrit-il dans le livre éponyme.
Un spectacle comme une performance cynique et définitive, touchant aux tripes comme à l’esprit, arrachant notre attention à la simplicité trop évidente du regard ou de l'écoute, nous laissant cois, traversés par la stupeur et l’émotion.
Il s’agit d’un cri intérieur, d’une plainte qui s’exprime sans chercher à convaincre, d’une expulsion viscérale d'un homme en permanence aux abois de ses propres peurs, de sa quête incessante d’un possible refuge de ses maux dans les mots. Son intelligence et sa folie alimentent sa seule source de vie, celle qui accouche de sa créativité débridée, déséquilibrée, défaite de sens commun et semblant construite pour s’en extraire.
La mise en vie du texte installe, par la proximité des jeux avec le public, une sensation prégnante et continue d’assister à un duel complexe, acharné et violent. D’une part, celui d’Artaud contre lui-même, confrontant le génie au matérialisme, l’essentiel à la vacuité. Et aussi, cette lutte splendide entre Artaud et Madeline, qui illustre la dualité implacable de la pulsion de vie et de la pulsion de mort. Une opposition entre deux êtres en souffrance. Entre douleurs, peurs et apaisements. Entre aides, rémissions et renoncements.
La mise en scène de Florian Pâque est réglée organiquement, les corps parlent autant que les mots. La scénographie symbolique et la direction de jeux précise, colorent de nuances troublées et troublantes les errances délirantes d’Artaud et cette relation superbe avec Madeline, poussée aux extrêmes. La violence de la hargne et de la pugnacité comme celle de l’abattement et de l’agressivité d’animal blessé conduisent les jeux dans des profondeurs remarquables. Parfaitement maîtrisés par les deux comédiens Tiphaine Canal et Florian Pâque, les deux personnages illuminent le plateau de leurs présences imposantes, de leurs troubles subtils, de leurs colères retenues ou extraverties. Une interprétation littéralement brillante, crédible et sincère.
Un spectacle empruntant et inventant des bribes de vie de Antonin Artaud, magnifiant sa pensée. Comme une performance belle et saisissante, aux sensations multiples, aux limites explosives et prégnantes. Un spectacle marquant, qui touche et fait mouche à chaque instant. Remarquable et incontournable découverte.
Spectacle vu le 18 février 2020,
Frédéric Perez
De Florian Pâque. D’après « Pour en finir avec le jugement de dieu » de Antonin Artaud. Mise en scène de Florian Pâque assisté par Sanda Bourenane. Scénographie et création lumières de Florian Pâque. Costumes Sanda Bourenane. Accessoires Tiphaine Canal, Christian Pâque et Florian Pâque Régie Sélène Assaf. Photos © DR.
Avec Tiphaine Canal et Florian Pâque, et la participation de Sélène Assaf.
Mercredi 19 et jeudi 20 février à 21h00
35 rue Léon, Paris 18ème
01.46.06.08.05 www.lavoirmoderneparisien.com
Un spectacle de la Cie Le Théâtre de l’Éclat
www.theatredeleclat.e-monsite.com