Une pièce culte. Un spectacle qui allie fantaisie et profondeur par une approche réfléchie et aboutie. Le théâtre de Jean-Paul Sartre est ici dignement servi, avec une sobriété qui fait mouche.
« Lizzie, une jeune prostituée arrivée tout droit de New York se retrouve témoin dans son wagon, du meurtre d'un homme noir par un blanc…. Commence alors pour elle une journée qui changera le cours de son existence. Jeune femme simple, honnête, un brin naïve, elle se retrouve prise dans la tourmente d'une manipulation… »
Sartre écrit cette pièce en 1946, en plein essor de son propos sur l'Existentialisme. À partir d'un fait divers emblématique survenu aux États Unis en 1931, il pose les tenants et les aboutissants de l'opposition fondamentale entre le déterminisme de l'existence auquel il faudrait se soumettre, et la liberté et la responsabilité qui construisent la conscience d'être et d'exister. Propos philosophiques que l'auteur installe dans un récit on ne peut plus simple et clair, accessible tant il est limpide.
La simplicité discursive de l'histoire donne toute sa force aux faits, aux émotions et aux valeurs que charrie cette dénonciation implacable de l'hégémonie des dominants et de leurs pouvoirs suprémacistes et sexistes.
Cette sobriété du théâtre de Sartre est ici impeccablement restituée par la mise en scène franche et colorée de Lætitia Lebacq qui n’a pas gommé l’épure foncièrement sartrienne dans ses choix d’énonciation du récit et ses indications de jeux. Nous voyons clairement combien la discrimination devient la norme, combien la haine vient répandre l'angoisse et l’appartenance identitaire peut corrompre et nier toute humanité.
Une ambiance lourde et pesante, à la façon des films noirs de années cinquante, enveloppe cet univers de huis-clos. Rythme vif pour mélodies graves. Aux côtés des dialogues, les silences sont parlants, les corps plus encore. Tout fait sens dans cet espace et ce temps circonscrits, semblant contraints de nous dire et de nous montrer vite, comme en urgence, cette histoire qui nous emporte, où raison et émotions se mêlent sans se rejoindre tout à fait.
Les comédiens et la comédienne impriment une atmosphère de pression mentale et physique, imposant à chacun des rôles une évidence flagrante. La duperie, l’espérance, la sensibilité et la sensualité même, ne sont jamais loin. Mais c’est avant tout le cynisme, les humiliations et les meurtrissures qui explosent devant nous, nous laissant souvent suspendus et cois.
Philippe Godin et Bertrand Skol campent avec un cynisme insoutenable les rôles du sénateur Clarke et de son fils Fred. Deux bourreaux, deux hommes, deux blancs, deux racistes et sexistes ordinaires, que nous ne pouvons que plaindre ou haïr.
Philippe Godin montre avec assurance combien ce cynisme froid et calculateur est le parfait reflet du notable américain nanti de la haine sanguinaire du Noir. Saisissant, il y a de la malice dans son jeu.
Bertrand Skol joue avec finesse le cynisme troublé et désemparé de Fred où perle une tentation, bridée par la morale, d’une humanité impossible. Quoique irrespectable, il en fait un étonnant et presque touchant personnage. C’est très bien joué.
Le « nègre », Baudouin Jackson, et Lizzie la Putain, Lætitia Lebacq, sont campés avec une entièreté magnifique. Nous sommes cueillis par leurs jeux qui posent précisément la culpabilité ressentie des victimes et leur résignation, parfaitement conscients que toute révolte serait empêchée, révolte improbable des plus faibles face aux puissants.
Baudouin Jackson joue avec adresse le jeune noir aux abois, victime de sa condition de soi. Ses origines et la couleur de sa peau comme seuls signes identitaires de son existence. Son jeu simple et dépouillé est efficace.
Lætitia Lebacq joue Lizzie, légère mais pas insouciante, consciente mais impuissante. Au début puis encore, elle danse, Lizzie, elle danse... Comme pour montrer sa joie de vivre. Elle qui cherche simplement sa part de quiétude et de bonheur. Une quête irréaliste pour cette « Putain » qui force le respect, simple victime de sa condition de femme. Lætitia Lebacq est une remarquable Lizzie.
Tout ceci est finement vu et fichtrement bien fait. Une mise en scène habile et des comédiens remarquables pour cette pièce courte et vive qui interroge le réel. Un Sartre réussi à ne pas manquer.
Spectacle vu le 20 mai 2021
Frédéric Perez
De Jean-Paul Sartre. Mise en scène de Lætitia Lebacq. Assistante à la scénographie Carole Damet. Création lumière et sonore Johanna Legrand.
Avec Philippe Godin, Baudouin Jackson, Lætitia Lebacq et Bertrand Skol.
Jusqu’au 20 juin
Les jeudis à 19h15, les samedis à 18h00 et les dimanches à 16h30
6 rue de la Folie Méricourt, Paris 11ème
01.43.55.14.81 www.folietheatre.com