Mémé, je te préviens tout de suite, si tu vas voir ce spectacle, ne sois pas surprise. Abigail, cette jeune adolescente de 15 ans, tu vois qui c’est ? Mais si, la fille de Suzanne ! Et bien on ne la voit même pas !... Elle fait la fête chez elle, dans la maison d’à côté de celle où nous sommes. Elle doit faire une fête entre ados sages comme des ados (enfin sages, bon moi j’dis ça, j’dis rien), tout plein de musiques fortes comme quand tu mets Claude François. Mais on n’en sait pas plus !...
Je suis sûr qu’ils le font exprès au Poche Montparnasse de nous dire que c’est une soirée chez Abigail, rien que pour nous dérouter la tête, nous faire croire que les anglais mangent des cuisses de grenouilles en pudding et tout… Te voilà prévenue.
Ah j’y pense ! Si tu y vas avec tatie Val et les cousins Pierre et Flo, dis-leur de ne pas venir avec leurs mots croisés. D’abord, la salle est dans le noir (et tu sais pour tatie, sa vue basse) et puis ça rit tout le temps ! Ils ne pourront pas se concentrer sur leurs grilles.
Mike Leigh, cet auteur prolixe et primé, cinéaste et metteur en scène anglais, écrit cette pièce en 1977. Une comédie satirique sur la nouvelle classe moyenne des seventies dans la banlieue de Londres. Truffée d’un humour à la cruauté sifflante, il y souffle une sorte de tendresse meurtrie sur les drames intimes au vernis d’apparat, qui se jouent entre les personnages.
Beverly organise une soirée entre voisins. Peter, son mari n’a pas l’air vraiment ravi de cette initiative mais il semble s’y soumettre au nom de la bienséance. Angela (belle jeune femme, un rien soumise, un peu sotte) et Tony (benêt, beau gosse, BCBG), leurs nouveaux voisins, sont invités pour faire connaissance. Suzanne aussi est invitée, laissant ainsi sa maison pour l’Abigail’s party. Faisant fi des conventions sociales, Beverly conduit la soirée vers une beuverie lamentable et crasse où de bassesses en vilénies, de gaffes en piques méchamment plantées, les uns et les autres pataugent dans leurs boues sans plus pouvoir se cacher derrière leurs apparences sociales calculées et peintes aux couleurs criardes de leur savoir-vivre.
De la cruche au macho, en passant par l’hôtesse dépressive extravertie soignant à l’alcool sa folie douce du samedi soir, nous nous retrouvons devant un Peter égocentré sur son travail jusqu’à y perdre le plaisir de vivre et sa santé. Puis il y a Suzanne, la voisine éteinte comme un oubli, qui ne dit jamais non et qui semble vomir ce qu’elle voit au sens propre comme au figuré. Les masques tombés, nous voyons les horreurs. Chacun se révèle à l’autre, aux autres, pour ce qu’il est, sans plus pouvoir tricher. Et que voyons-nous ? Des paumés du bonheur, des nouveaux bourgeois beauf, perdus dans leurs vies, confondant bien-être et paraître.
Thierry Harcourt signe la mise en scène sans appuyer les effets du texte qui fait prévaloir les situations aux répliques. La progression de cette soirée d’enfer est finement structurée jusqu’à sa fin d’apothéose.
La distribution est remarquable. Chaque rôle est maitrisé sans excès, chaque personnage évolue avec précision dans cette incroyable débandade, la rendant crédible.
Nous nous amusons de bon cœur, sensibles aux ressorts et rebonds de cette fête piteusement ratée aux allures décapantes d’une critique sociale réussie.
Un chouette moment où l’on rit franchement, parfois jaune.
De Mike Leigh. Adaptation de Gérald Sibleyras. Mise en scène de Thierry Harcourt, Assisté de Stéphanie Froeliger. Costumes de Jean-Daniel Vuillermoz. Décor et accessoires Marius Strasser. Lumières Jacques Rouveyrollis, assisté de Jessica Duclos. Maquillages et perruque de Catherine Saint-Sever. Son de Camille Urvoy. Avec Cédric Carlier, Dimitri Rataud, Alexie Ribes, Lara Suyeux, et Séverine Vincent.
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h00 – 75 boulevard du Montparnasse, Paris 6ème – 01.45.44.50.21 – www.theatredepoche-montparnasse.com