L’auteur contemporain Martin Crimp nourrit par ses textes le Théâtre post-dramatique et le Théâtre de l’absurde, utilisant volontiers la férocité distinguée de la dérision cruelle et de la satire sociale. Il sévit une nouvelle fois avec cette « pièce de conversation » qui peu à peu craquelle, délivrant un tableau subversif et drôle de la bonne bourgeoisie britannique, dérangée dans sa placide tranquillité.
Voilà que nous entrons, indiscrets et silencieux, dans la maison de Milly et Frank Taylor, ce couple de retraités « so british » s’il en est. Ils nous racontent les aventures insipides et horrifiantes d’humanité rongée, tirées de leur quotidien à la banalité outrageante tant elle est exemplaire, inquiétante même.
Enfin, dire qu’ils nous racontent serait suggérer une narration face au public. Or, il n’en est rien. C’est à un invité qu’ils parlent et quelques fois entre eux.
Un invité présent avant même que nous entrions. Comme si l’un d’entre nous serait venu plus tôt s’installer dans un fauteuil du salon des Taylor, celui qui est dos au public. Un invité immobile dans son silence que seuls quelques gestes viendront déranger.
Cet invité semble étrange, n’est-il pas ? Pas du tout inopportun, attendu sans doute, serait-il un familier, un voisin ou une connaissance ? … Un ami ? non, n’exagérons pas. Mais qui est-il enfin ?
Et si c’était le spectateur-type ?... Note pour plus tard : Réfléchir à cette entorse aux codes du théâtre. Serait-elle une nique supplémentaire de Crimp ou un hasard de coïncidence ? Il y a fragrance tout de même mais bon, avec Crimp tout est possible.
Mais revenons aux Taylor. Milly et Frank se parlent à eux-mêmes autant qu’à nous-mêmes assurément, au travers de leurs rêves de voyages improbables, de leurs souvenirs hachés et ressassés, de leur fils et leur bru qui ont fait, eux, de beaux voyages, à Tenerife ou probablement aux Bahamas… Et puis il y a Marijka, la jeune fille au pair. Elle est là, écoute, parle peu et dira toutefois comme un semblant de secret de la maison Taylor ou peut-être non, ce n’était rien.
Tout ce qui se dit semble vain, le passé évoqué plus souvent que les projets du présent remplissent les propos d’une petitesse inouïe où sourde la peur comme une menace. Peur de s’exposer au réel, de se dévoiler à l’autre ou de se découvrir à soi-même. Car en effet la menace, chez Crimp, s’exécute toujours. Dans les propos aux apparences anecdotiques et dans les situations anodines, les révélations se font fourbes et dépeignent la réalité ordinaire de la peur. Peur d’un couple vieillissant devant le risque qu’il traduit tout de suite en danger. De l’inconnu qui devient étrange. De l’étrange qui devient étranger et dangereux.
Il y a comme une ode à la banalité qui explose et fait jaillir de ses poncifs toute son hypocrisie. Son insolente âpreté qui frissonne derrière les répliques d’une incroyable vacuité. Les mots ricochent sur les phrases qui rebondissent et se répètent parfois, nous surprenant de leur temporalité irrespectueuse.
La mise en scène d’Anne-Marie Lazarini se veut sobre et fige dans l’espace scénographié avec une froide clarté, les comédien·ne·s, leur laissant le soin de s’occuper de leur invité et de nous-mêmes.
L’interprétation délicate de ces trois personnages singuliers est réussie. Jacques Bondoux, Heidi-Eva Clavier et Catherine Salviat, sociétaire honoraire de la Comédie-Française, nous entreprennent avec adresse dans cette conversation dont ils font ressortir l’acide et l’acerbe, nous la restituant ciselée d’un absurde résolument banal. Trois jeux différents et complémentaires qui nous déroutent. Du très beau travail.
Un texte dérangeant du théâtre de Martin Crimp. Un spectacle inattendu et savoureux, finement joué.
De Martin Crimp. Traduction de Danielle Merahi. Mise en scène d’Anne-Marie Lazarini assistée par Cyril Givort. Décor de Dominique Bourde et François Cabanat. Costumes de Dominique Bourde. Lumières de François Cabanat.
Avec Jacques Bondoux, Heidi-Eva Clavier et Catherine Salviat, sociétaire honoraire de la Comédie-Française.
Les lundis 18 décembre et 8 janvier à 20h30 - les mardis 20h00 - les
mercredis et jeudis à 19h00 - les vendredis à 20h30 - Les samedis à 18h00 et 21h00 - les dimanches à 16h00
(Relâche les 21 novembre, 3 décembre et 12 janvier)
45 rue Richard Lenoir, Paris 11me
01.43.56.38.32 www.artistic-athevains.com