Bon élève Tom ? Oui… Enfin non… Bon, on ne sait pas. Mais il est remarquable en français, ça oui c’est sûr. Au point de se faire repérer dès sa première rédaction par André, son professeur.
Remarquable et étonnant même. Sur le sujet demandé : « décrivez votre week-end », il va non seulement le dévoiler de façon précise, ne romançant rien mais il va rédiger avec soin les faits et gestes de ces deux jours dans un style qui semble prendre les allures d’une invention. Non, il n’invente pas. Il décrit ce qui est, ce qu’il voit, ce qu’il va chercher pour mieux posséder ce qui le fascine. Les autres, la vie des autres, eux là, dans la maison où il les voit comme on surveille, depuis le banc où il s’est installé de l’autre côté du parc.
Derrière l’étonnement, l’intérêt. André va convoquer Tom pour le comprendre et peu à peu s’y intéresser. Ils vont alors rentrer dans une relation étrange, une relation qui vogue sur les ambiguïtés du transfert. André qui aurait voulu être écrivain, que recherche-t-il en aidant et en stimulant Tom à poursuivre son écriture ? Tom qui va sans doute devenir écrivain, que trouve-t-il dans cette paternité qui ne se nomme pas, dans l’ambivalence de cette attirance réciproque aux résonances insidieuses et machiavéliques ?
« Il s’assied au dernier rang …/… c’est la meilleure place. Personne ne te voit, mais toi, tu vois tout le monde. »
La pièce de Juan Mayorga, dramaturge espagnol contemporain, est écrite en 2000. Alambiquée et captivante, elle nous emporte dans un labyrinthe où se perd notre imaginaire parmi les dédales du réalisme, du voyeurisme, de la manipulation et des fantasmes.
Un maillage adroit de narrations dites et jouées, d’intrusions des personnages dans la fiction qu’ils sont censés commenter, tisse une dramaturgie du dévoilement, du tabou à ne pas toucher, du dépassement des frontières entre espace privé et espace public.
La relation entre le prof et l’élève montre avec adresse les désirs de sublimation de la réalité de l’écrivain qui se mêlent aux besoins de sa transgression par un adolescent en recherche de repères. Et pour qui, prise de risque et sentiment de soi se conjuguent pour construire son identité.
La vie privée est-elle intime ? L’intimité est-elle une vie intérieure de l’écrivain ou peut-il la voler pour son récit fictionnel ?
Au passage, et c’est ô combien savoureux, drôle et incongru, Mayorga s’amuse et raille sur l’éducation, la famille, le sport, l’art contemporain et la classe moyenne.
« Juste au moment où j’allais retourner vers Rapha, une odeur retint mon attention : l’odeur si singulière des femmes de la classe moyenne…/… je découvris la maitresse de maison. Je la fixai jusqu’à ce qu’elle lève les yeux dont la couleur s’accorde avec celle du sofa. »
Tout cela est très bien vu, bien dit et bien fait. La mise en scène et la scénographie de Paul Desveaux marquent les repères signifiants de l’observation intrusive. Nous voyons ce qu’écrit Tom, nous assistons aux interventions d’André dans la fiction écrite par son élève. Il y a comme une beauté plastique et onirique, fantasmagorique presque dans ce qui est joué devant nous.
La distribution est en harmonie. Les deux comédiennes et les quatre comédiens sont très bons. Des partitions pas simples à jouer. Des rôles et des jeux qui se surprennent et nous surprennent par de nombreuses ruptures dans la théâtralité du texte et sa réalisation. Le duo André-Tom est magistralement joué. Une mention particulière pour Martin Karmann, un Tom inquiétant et troublant, juste de bout en bout.
Une histoire singulière et prenante d’un auteur incontournable. Un spectacle déroutant et beau, très bien joué. Je recommande vivement.
Une pièce de Juan Mayorga. Traduction Dominique Poulange et Jorge Lavelli (éditions Les Solitaires Intempestifs). Mise en scène et scénographie Paul Desveaux. Assistantes à la mise en scène Faustine Noguès et Amaya Lainez. Musique François Gendre. Création lumière Christophe Pitoiset. Costumes Fabienne Vuarnoz. Régie générale- plateau Pierre-Yves Le Borgne. Recréation-régie lumière Laurent Schneegans. Régie son-vidéo Grégoire Chomel.
Avec Céline Bodis, Martin Karmann, Sam Karmann, Frédéric Landenberg, Raphael Vachoux et Alexandra Tiedemann.
Jusqu’au 24 mars
Du mardi au jeudi à 20h, vendredi à 19h, samedi à 20h et le dimanche à 15h30
211 avenue Jean Jaurès, Paris 19ème
01.40.03.72.23 www.theatre-paris-villette.fr