Plus de 500 lettres en cinq ans, de 1912 à 1917, seront adressées par Franz Kafka à Felice Bauer, son premier amour. Quelques unes de ces lettres font ici le grain et le moût de ce spectacle-lecture, étonnamment riche en découvertes sur l’illustre écrivain.
Ces mots lus sont dits avec finesse, délicatesse et passion par Isabelle carré et Dominique Pinon. Tous deux nous captivent par ces propos qui reflètent, comme dans un journal intime, le cours d’une pensée qui se structure, la quotidienneté des interrogations qui ravagent l’auteur sur son œuvre, sa santé, sa vie et la présentation discrète puis enflammée de l’affection grandissante qui réunit ces deux amoureux platoniques, fiancés deux fois, amants peu de temps à la fin de leur relation.
Quelle étrange volupté se dégage de cette relation avant tout épistolaire où l’amour croît tandis que le désir sourd et se baigne dans l’impatience de l’attente. Peu à peu, la séduction laisse place au rapprochement puis à l’intime, faisant se côtoyer le chant d’amour avec le chant de plainte. Le fil ténu de l’amour joue du flux tendu mais vif des mots écrits.
« si nous étions ensemble, je me tairais »
« je donnerais beaucoup en ce moment pour voir vos yeux »
« comme nous deux, ils n’ont que des mots »
Nous n’écoutons que les mots de Kafka. Le parti-pris de l’adaptation et de la mise en lecture de Bertrand Marcos ne donne pas à entendre les réponses de Felice, centrant notre attention sur l’écrivain et nous privant sans doute un peu de cette altérité qu’il nous reste à imaginer, à comprendre et à ressentir.
Les deux personnages jamais ne se regardent franchement. Parfois Kafka pose son regard sur Felice, subrepticement, un rien, comme un instant volé, un appui pour ne pas tomber. D’autres fois, c’est Felice qui se rapproche ou le contourne, sans rien faire d'autre, juste pour dégager un peu de sa tendresse, témoigner sa compréhension, livrer son affection.
Cette correspondance virtuelle si dense, que nous dit-elle de cet amour ?
Veut-il vraiment être près d’elle ou écrire lui suffit-il ? Comme un fantasme proche et maitrisé ou une belle histoire rêvée ? Lui qui fait vivre aux personnages de ses romans toutes les affres et les ruptures d’avancées cauchemardesques vers d’impossibles et d'incroyables destinées.
Devine-t-il que la vie conjugale ne lui conviendrait pas ? Compromettant son besoin d’écrire dans la solitude de son bureau, avec sa maladie qui le tourmente et l’empêche de faire les voyages qu’il souhaite. On ne sait pas, on suppose, on constate, on ressent.
Un spectacle-lecture touchant. Rejoignant ces amours épistolaires aux contours iconoclastes que de nombreux gens célèbres ont scellés dans leurs histoires. Joué merveilleusement par Isabelle carré et Dominique Pinon, lumineux et attachants, voici un très agréable moment de théâtre.
Spectacle vu le 22 juin 2018,
Frédéric Perez
Lettres de Franz Kafka (Éditions Gallimard). Adaptation et mise en lecture de Bertrand Marcos. Lumières de Patrick Clitus. Costumes de Florence Tavernier.
Avec Isabelle carré et Dominique Pinon.
Les 23, 24, 29, 30 juin et 1er juillet à 19h00
1 place Charles Dullin, Paris 18ème
01.46.06.49.24 www.theatre-atelier.com