Un spectacle troublant voire déroutant par son parti pris délibérément naturaliste. Un spectacle qui repose sur l’interprétation magistrale de Mademoiselle Julie par Anna Mouglalis.
August Strindberg écrit cette pièce en 1889, l’intitulant « Mademoiselle Julie, une tragédie naturaliste ». Strindberg l’inscrit dans le mouvement naturaliste initié par Émile Zola dont il se sent très proche, à l’instar de André Antoine et de son Théâtre Libre créé en 1887 à Paris. Le naturalisme fait alors son avènement au théâtre. Le principe fondamental étant de donner au spectateur l’illusion d’assister à une « tranche de vie ».
Strindberg insiste dans l’abondante préface de la pièce sur la nécessité d'une lecture plurielle de son œuvre, qui implique plusieurs interprétations possibles du caractère et des intentions de ses personnages.
Le spectacle y répond avec une clarté manifeste et une fluidité délicieuse. Le parti pris et la mise en scène de Julie Brochen s’emparent avec une velléité flagrante du jeu entre ces différents possibles, laissant le spectateur s’imprégner et s’impressionner par ce qui voit, de là où il est, en fonction de qui il est.
Anna Mouglalis est saisissante. Une voix envoutante, des regards profonds et habités, une présence impressionnante. Nous pouvons parler ici d’une incarnation exemplaire du personnage. Elle « est » cette jeune femme vibrante et rompue à la fois, blessée par les meurtrissures de son passé, fragile de ses souffrances et de ses doutes, forte de son audace à briser les tabous que seule la folie peut expliquer. Une folie identitaire d’une petite fille non désirée par sa mère et d’une demoiselle qui ne sait pas qui elle est, veut être ou doit être. Une folie qui ce soir de la Saint-Jean est transcendée par l’ivresse de l’alcool.
Une soirée de fête où tel un carnaval imaginaire, les masques aidant, les possibles deviennent proches et l’impossible rode. Soirée unique et symptomatique dont la fin donnera le sens, peut-être.
Xavier Legrand est Jean, le valet. Un comédien stupéfiant de réalisme et de froide conviction dans ses jeux multiples. Jean devient avec lui pris et surpris par l’éblouissement devant Julie, éblouissement inscrit depuis l’enfance dans un désir inassouvi ; chargé d’une haine profonde de l'autre, entretenue par les carcans de sa condition ; tendu par la farouche volonté de réaliser son ascension sociale, le rendant fourbe et manipulateur dans ses actions même quand il fait face aux tentations.
Les deux personnages composent un duo animé par l’attirance et la répulsion, aux allures de duel mortifère. La frustration semble être leur seul point commun, celui de la convergence qui les conduit à transgresser le tabou du plaisir entre maitresse et valet tout comme celui de l’opposition des contraires qui les animent jusqu’au bout. Macabre confrontation de la pulsion de vie et de la pulsion de mort.
Julie Brochen est Kristin, cuisinière de la maison et fiancée de Jean. Elle donne à son rôle une vérité toujours sage et parfois rebelle. Une interprétation qui renforce le caractère naturaliste de la pièce, une présence représentative de la vie qui coule, inexorable repère du temps et du droit, du désir et du renoncement.
La pièce nous est présentée ici comme une tragédie de la « frustration » qu’aucun dessein de peut apaiser ou sublimer. Julie, Jean et Kristin sont chacune et chacun frustrés par leurs passés, leurs conditions, leurs avenirs qu’ils ne semblent pas pouvoir espérer meilleurs. Le mépris est au cœur de la dramaturgie. Les désirs empêchés bousculent les personnages, le sadisme devient une voie, la soumission une alternative. Elles et il se perdent à tenter de se trouver. Les personnages n’existent plus par eux-mêmes.
Julie ne dit-elle pas : « À qui la faute - ce qui est arrivé ? À mon père ? À ma mère ? Ou à moi ? À moi ? Mais je n'ai pas de moi ! » ?
L’interprétation convaincante, la mise en vie singulière et volontariste du texte, l’ambiance sonore et la présence musicale des chansons posées ici et là aux détours bienvenus, tout contribue à composer un ensemble cohérent où nous retrouvons l’esprit et la lettre de Strindberg, nous laissant le soin de s’y laisser prendre. Un superbe et prégnant spectacle. Une magnifique « Mademoiselle Julie ». À voir et savourer très vite.
Spectacle vu le 28 mai 2019,
Frédéric Perez
De August Strindberg. Traduction de Terje Sinding. Mise en scène de Julie Brochen. Scénographie et costumes de Lorenzo Albani. Lumière de Louise Gibaud. Création sonore de Fabrice Naud.
Avec Julie Brochen, Xavier Legrand et Anna Mouglalis.
Jusqu’au 30 juin
Du mardi au samedi à 19h00 et le dimanche à 15h00
Relâche le 21 juin
Place Charles Dullin, Paris 18ème
01 46 06 49 24 www.theatre-atelier.com