Un spectacle d’une force inouïe projetée là devant nous pour nous éclabousser de sensations qui assaillent, de questionnements qui interpellent. Un spectacle d’une puissance saisissante qui ébranle tant elle est vive. Nous en restons cois.
« Mai 1946, après neuf années d'internement psychiatrique, Antonin Artaud revient à Paris. Il retrouve son ami galeriste Pierre Loeb et fait la connaissance de sa fille Florence. Délire amoureux qui subit l'influence des hallucinations ressenties par le poète, dans ses divagations, Florence mêle son parcours à celui d'Artaud qui apparaît comme un personnage futuriste, tragique et flamboyant. »
Le texte richement documenté de Patrice Trigano est composé de morceaux choisis parmi les pensées, les citations et les conclusions des réflexions emblématiques d’Antonin Artaud.
Une partition magnifique sublimée avec un brio époustouflant par la fascinante incarnation de William Mesguich.
Des photos sont éparpillées sur le sol. Florence est allongée sur un lit. Elle se lève par instants pour écouter au plus près Artaud ou l’interroger. Artaud, silhouette hagarde dressée côté cour, tremblant et énigmatique.
En fond de plateau un écran nous renvoie des images qui se décomposent, des couleurs qui s’agrègent et s’enfuient. On entend des musiques qui installent un univers sonore prégnant. Des impressions psychédéliques s’imposent et contribuent à répandre un climat irréel de doute, d’errance et d’évasion.
Puis la voix caverneuse d’Artaud se fait entendre comme une voix d’outre-tombe, pesante, insistante et incisive.
Entre imprécations et confidences, entre colères et supplications, les maux d’Artaud résonnent par ses mots. Une forme de grandiloquence machiavélique s’échappe de sa parole discursive, renforçant la crudité provocatrice de ses propos.
La peur s’insinue dans l’énonciation et dans l’écoute. Provenant sans doute de la sensibilité maladive d’Artaud à moins qu’il ne s’agisse de la violence suggestive qu’il utilise pour livrer et se délivrer des pensées qui l’obsèdent et des dénonciations qu’il n’a eu de cesse de proférer. Les unes et les autres tirées de ses multiples réflexions sur la relation humaine, la douleur, le désir, l’art en général et le théâtre en particulier. L’ensemble ayant été broyé avant restitution par le trouble dévastateur opéré par les traitements psychiatriques qu’il a dû suivre.
Une poétique de la cruauté et une mystique de l’abjection émergent dans ce qui est dit. Artaud dénonce avec intransigeance, en s’usant dans une compulsion de répétitions, la futilité de l’activité humaine et insiste sur l’importance de la création artistique qui pour lui, à elle-seule transcende tout le reste.
« Toute création est un acte de guerre » dit-il. Ici, cette création théâtrale l’illustre. Elle vient battre le fer avec nos consciences sur l’annihilation du monde et de soi. Nous sommes happés par la folie toujours justifiée qui rode, par la résonance des idées et par l’esthétique de la phraséologie utilisée.
La mise en scène d’Ewa Kraska construit un climat trouble, parsemant d’un onirisme lumineux les illusions qui s’entremêlent aux propos. Le texte ressort autant que la vision qui nous en est faite par les deux personnages. Le personnage de Florence Loeb creuse un sillon au matérialisme réaliste qui fait le pendant complémentaire à l’extravagance quasi éthérée piquée d’irréalisme poétique du personnage d’Artaud.
Nous sommes cueillis et subjugués par l’emprise que William Mesguich arrive à exercer sur nous et aux sensations qu’il nous fait ressentir. Nous sommes en présence d’un très grand comédien. Le duo avec Nathalie Lucas est crédible et fonctionne à merveille jusqu’à devenir une polyphonie de contrepoints réussie.
Une pièce singulière et captivante, à l’image de la personnalité d’Antonin Artaud. Finement écrite, habilement mise en vie et magistralement jouée. Un moment illuminé et intelligent, à l’audace nécessaire. Un spectacle qui sert un théâtre de qualité, que je recommande vivement.
Spectacle vu au festival OFF d'Avignon,
Frédéric Perez
De Patrice Trigano. Mise en scène d’Ewa Kraska. Vidéo de Stéphane Bordonaro. Musique d’Olivier Sens. Regard chorégraphique de Gaëlle Astier-Perret. Lumières de Richard Arselin. Costumes de Delphine Poiraud. Maquillage d’Éva Bouillot.
Avec Nathalie Lucas et William Mesguich.