
Un texte fort et une théâtralité impressionnante. On ne sait quoi de l’un ou de l’autre sert le mieux le spectacle tant la fusion semble totale, la synthèse aboutie. « C’est le rôle du théâtre de tenter inlassablement le tissage de la parole du corps et de la conscience » nous disent Alejandro et Brontis Jodorowsky, le metteur en scène et l’interprète de cette performance d’exception. Ils en font ici la démonstration.
« Un gorille capturé dans la forêt africaine est embarqué dans une caisse à bord d’un navire en direction de Hambourg, pour être exposé au zoo. Cherchant à échapper à son enfermement, il décide d’imiter les hommes et au prix d’intenses efforts réussit à acquérir la parole. Ses progrès continus feront de lui un phénomène de music-hall, lui permettant d’accéder au statut d’homme, de gagner sa liberté et de prendre conscience de l’absurdité de la vie humaine. »
La nouvelle de Kafka intitulée « Rapport pour une académie », dont est tirée la pièce, entreprend par le biais de l'absurde et du fantastique un réquisitoire sans concession sur l'inhumanité outrancière des gens de ce monde. Une inhumanité qui au nom d’une humanité qui se dit accomplie, au plus haut de son développement, se fait criante de défauts et de manques, de solitudes et de vacuités.
Le propos de Kafka dans sa littérature, notamment quand il met en vie d’obscures voire monstrueuses créatures « animalhumaines », est de considérer l’humanité dans une recherche identitaire permanente sans cesse bousculée par l’incertitude et l’impuissance. Cette impossible distillation donne aux statuts du changement personnel, du progrès sociétal et de la réussite individuelle, des valeurs de quête et de perte récurrentes au sein d’un labyrinthe vital toujours baigné de doute.
Alejandro et Brontis Jodorowsky en font un objet théâtral percutant. Jouant du regard caustique des propos acerbes et du surréalisme impressionniste des situations, ils viennent frapper notre curiosité et notre pensée au plus profond de notre conscience intime et de notre imaginaire enfoui. Chahutant nos valeurs et nos connaissances, nous laissant étourdis par cette symphonie inachevée et cet « ah quoi bon » dans lesquels la vie moderne semble tenter de nous dissoudre.
La mise en scène et la direction de jeux d’Alejandro Jodorowsky, assisté de Nina Savary pour la mise en scène, sont particulièrement soignées et signifiantes. Rien n’est laissé au hasard. Tout nous parle, nous trouble et nous touche.
Une sorte de dualité entre le corps en mouvement et la parole discursive court tout le long. L’animal et l’homme se côtoient en duplicité. Ils s’opposent et se rejettent, pris dans un écartèlement intérieur. Ils s’apprivoisent parfois pour tenter d’avancer vers une réussite sans jamais toutefois s’assouvir et atteindre la plénitude.
C’est ce rendu-là que rend sublime le jeu d'acteur de Brontis Jodorowsky en entretenant une forme mystérieuse d’écoute et de regard sur ce qu’il nous montre. Stupéfiant et fabuleux.
Interpellation magistrale par un texte intrusif et pantomime extraordinaire à la clownerie simiesque succulente, la mise en vie et l’interprétation (que nous n’osons pas appeler incarnation, et pourtant), sont d’une intensité foudroyante. Brontis Jodorowsky mène de front une diction exemplaire et une expression corporelle savamment maîtrisée. La stupeur se marie à l’émotion et nous cueille dès le début. Magnifique prestation d’un comédien au sommet de son art.
Un temps fort de théâtre à voir ou à revoir pour sa puissance et son excellence.
Spectacle vu le 4 septembre 2019,
Frédéric Perez
D’après Franz Kafka. Texte et mise en scène d’Alejandro Jodorowsky. Traduction de Brontis Jodorowsky. Musique d’Alejandro Jodorowsky. Lumière d’Arnaud Jung et Jean-Michel Bauer. Costume d’Élisabeth de Sauverzac. Prothèse de Sylvie Vanhelle. Assistanat à la mise en scène de Nina Savary.
Avec Brontis Jodorowsky.
Jusqu’au 3 novembre
(bord de scène après la représentation le 11 octobre)
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 18h00
53 rue Notre-Dame-Des-Champs, Paris 6ème
01.45.44.57.34 www.lucernaire.fr