Ce théâtre-là frappe fort et précis. Pour un coup de poing sur la tête et une percée au cœur, c’est réussi. C’est une magistrale semonce nécessaire pour convaincre encore et toujours qu’un humain n’est pas le déchet d’un autre humain, que la femme n’est pas l’objet de l’homme. C’est un éclat d’éveil habile et salvateur pour démontrer à nouveau que l’oppression machiste doit cesser d’être prise comme un symbole patrimonial culturel. Ça suffit !
« La Fille trimballe la grâce de son innocence. Le jeune homme est pompier. Ils se retrouvent au tribunal. Malaise. Avec ses collègues, il aurait abusé d’elle. Déficiente mentale à l’expression fragile, elle a cru en l’amour. Son corps a vingt-cinq ans, mais quel âge a-t-elle dans sa tête ? Coupable ou innocente, celle qui n’a pas su dire non ? »
Le spectacle nous touche loin profond dans notre conscience. Raison et émotion sont interpellées, charriant nos valeurs, interrogeant le droit, réclamant la réparation et par-dessous tout la décence de ne pas banaliser l’abject au motif « qu’Elle n’a pas dit non ».
Jean-Benoît Patricot écrit ici un texte fort, très fort même. Sait-il à quel point il peut faire mal tant le texte est juste, empli de mots sortis du quotidien, regorgeant de sentiments si proches, de transferts si nombreux ? Nous imposant de prendre position au travers d’une fiction aux allures documentaires si bien ficelée ? Sait-il combien il sert, entre autres, une cause indispensable qu’est l’abus de faiblesse ? Oui sans doute, oui tant mieux.
La mise en scène de Catherine Shaub ne va pas chercher dans l’illusion poétique qu’une dramaturgie travaillée pour séduire pourrait apporter. Elle pose le texte et le sert directement. Sans ambages ni artifices. L’essentiel semble reposer sur la direction des jeux, la précision et la résonance du langage, la véracité nue des personnages, la tension et l’attirance-rejet qui les animent. La bascule du doute entre la vérité dite et celle des faits est finement restituée. Voici un art réaliste et bouillonnant qui déverse des impressions violentes, proches de la colère nourrie et rentrée. L’impuissance du spectateur refuse son maintien de voyeur, le conduit à devenir un observateur attentif bousculé de réflexions ici et après.
Cette fiction crue, tirée d’un fait divers, nous conduit aux limites du théâtre de la peur et de la cruauté. Cette cruauté et cette peur qui viennent nous percuter de plein fouet et ne peuvent que nous interroger. La maltraitance et la manipulation des victimes d’abus de faiblesse relèvent de l’abject. L’abject jusqu’au bout du machisme ordinaire. L’abject maquillé de l’horreur d’une virilité qui se trompe de masculinité. L’abject qui ne refuse pas d’imposer son désir purulent de bassesse par la force psychologique de la séduction facile. Jusqu’à risquer ou tenter d’obtenir la destruction d’une jeune femme, handicapée ? ah oui c’est vrai…
Le texte et la mise en scène donnent une partition magnifique aux interprètes, une occasion merveilleuse de montrer leurs talents. Chose faite et ô combien réussie !
Antoine Cholet rend parfaitement haïssable ce pompier qui se croit dans son bon droit, jouant avec une sincérité insupportable le cynisme et le désarroi feint d’un calculateur infect. Il excelle dans le duo, sans en faire ni trop ni pas assez. Totalement crédible. Le pompier n’est pas mon ami !
Géraldine Martineau est tout simplement stupéfiante dans son rôle. La Fille devient un être tout en fragilité et en intensité. Sa peur est la nôtre, sa déroute récurrente quant à ce qui se joue pour elle, à son esprit défendant, et sa colère par éclats, aussi. Elle fait du personnage un être sensible qui clame son attente d’amour dans un rapport au réel flouté par son handicap. C’est prodigieux, c’est détonant, c’est du grand talent.
Un moment fort à la théâtralité intrusive et prégnante. Un sujet délicat et indispensable à la pensée du théâtre contemporain tant sa portée politique et sociétale crient l’évidence. Magnifiquement interprété, ce spectacle est incontournable.
Spectacle vu le 12 septembre 2019,
Frédéric Perez
De Jean-Benoît Patricot. Mise en scène de Catherine Schaub. Scénographie de Florent Guyot. Lumières de Thierry Morin. Costumes de Julia Allègre. Assistanat à la mise en scène d’Agnès Harel.
Avec Antoine Cholet et Géraldine Martineau.
Du mardi au dimanche à 18h30
Relâches le 15 septembre et le 1er octobre
2 bis avenue Franklin Roosevelt, Paris 8ème
01.44.95.98.21 www.theatredurondpoint.fr