Présentée ici pour la première fois à partir du manuscrit original retrouvé par Christophe Perton, enrichissant la version épurée habituellement jouée, cette pièce de Jean Cocteau revêt les atours grandioses et majestueux d’un mélodrame vaudevillesque ou d’une tragi-comédie de boulevard, toute en richesse de sentiments sans concession et en railleries violentes et cyniques. De la relation abusive d’une mère avec son fils en passant par l’adultère piégeux et l’amour frustré, tout est savoureusement dit et fait pour dresser le tableau horrifiant, ironique et drôle des rouages grinçants et grippés d’une famille bourgeoise du 20ème siècle.
« Michel est un jeune homme choyé par sa mère, Yvonne. Lorsqu'il annonce à ses parents qu'il aime Madeleine, le désespoir s'empare de sa mère, qui craint de perdre son fils, et de son père, Georges, car… Madeleine est sa maîtresse. Le trio vit aux crochets de la tante Léonie, sœur d’Yvonne, qui dissimule depuis nombre d’années son propre amour pour Georges. Léonie va tenter d’ordonner cette tragique comédie de la vie. »
Les rebonds et les nuances du texte, ses extravagances dans la souffrance et la colère comme dans la fébrilité de ses dévoilements intimes, sont magnifiquement rendues par la mise en scène et la scénographie de Christophe Perton. Nous sommes ballotés en permanence jusqu’à des bascules plus nettes par moments, de la comédie à la tragédie, comme dans un « drôle de drame ». L’esthétique d’ensemble est soignée et spectaculaire. La vivacité du rythme, les éclats de vie comiques et dramatiques comme les moments suspendus aux couleurs poétiques composent une partition dont les interprètes ne se privent pas de s’emparer avec ardeur, délicatesse et précision.
Il y a du grand art dans ces jeux. Passer ainsi de situations à la tension palpable à celles plus relâchées et drôles avec une telle aisance et une évidence incroyable, oui, il y a de l’excellence sur ce plateau. Une véritable leçon d’interprétation.
Murielle Mayette-Holtz est saisissante de vérité à chaque instant, de la fougue débridée dans sa rage de possession jusqu’à la chaleur dans l’émotion qu’elle déclenche, prisonnière de sa peur de la perte et du sentiment d'abandon. Son incarnation d’Yvonne est admirable. Nous assistons, cois et captivés, aux ébats cruels et vains d’une mère fracassée par l’inceste moral qui l’habite et qui cherche toujours et jusqu’au bout à satisfaire le désir destructeur d’assouvir ce trop-plein amour. Une splendide illustration du complexe de Jocaste. Une interprétation prégnante, totalement convaincante et crédible. C’est éblouissant.
Maria de Medeiros dans le rôle de Léo apporte un contrepoint savamment joué, portant avec subtilité le deuil de son amour impossible dans un dévouement rédempteur dédié au bonheur des autres. La finesse souvent ironique qui colore ses propos autant que ses postures sereines teintées d’une autorité silencieuse qui s’impose avec éclats, contribue et entretient le trouble dans ces relations intrafamiliales perturbées, frustrées et délétères. Une magnifique incarnation, une maitrise exemplaire du jeu d’actrice.
Charles Berling campe Georges dans un jeu sensible et troublant. Il nous montre avec une puissance rentrée puis jaillissante un mari-père-amant troublé et piégé par ses propres tromperies, qui erre comme un fantôme, un peu paumé dans cette maison ravagée par la violence des révélations et les effets de couperet des renoncements nécessaires.
Emile Berling et Lola Creton composent avec enthousiasme le fils et la promise convoitée avec la passion et la candeur quasi naïve d’une jeunesse délibérément vouée au plaisir de vivre sans compromission.
Une pièce de Cocteau cruellement drôle où la poésie rebondit sans cesse, qui fait exploser les codes du drame bourgeois en traitant avec amertume et sarcasme les relations toxiques au sein d’un chaos familial. Une mise en vie riche, belle et précise. Une interprétation stupéfiante et remarquable. Incontournable moment de théâtre.
Spectacle vu le 3 mars 2023
Frédéric Perez
De Jean Cocteau. Adaptation, décor et mise en scène de Christophe Perton. Collaboration artistique de Camille Melvil. Musiques de Emmanuel Jessua. Lumières de Éric Soyer. Costumes de Agnès Falque. Régie générale de Pablo Simonet.
Avec Charles Berling, Emile Berling, Lola Creton, Maria de Medeiros et Murielle Mayette-Holtz.
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h30
78 bis boulevard des Batignolles, Paris 17ème
01 43 87 23 23 www.theatrehebertot.com