La dimension satirique qui ressort de cette tragi-comédie optimiste de Nicolaï Erdman est d’une étonnante actualité métaphorique dans les effluves nauséabondes décrites ainsi, d’une société soumise à un pouvoir totalitaire où chaque citoyen devient l’espion de l’autre. Écrite en 1928, interdite avant son premier lever de rideau et finalement créée en Allemagne en 1969 seulement, Stéphane Varupenne s’en empare aujourd’hui, après Jean-Pierre Vincent et Jean Bellorini, avec flamboyance et cynisme dans une mise en scène énergique et sensible, d’une drôlerie qui court et nous emporte.
« C’est l’histoire d’un chômeur désespéré, qui vit aux crochets de sa femme et de sa belle-mère dans un kommunalka d’Union soviétique. Une subite envie nocturne de saucisson conduit Sémione à se rendre dans la cuisine pour se rassasier. Sa femme, croyant qu’il va commettre l’irréparable, demande de l’aide à un voisin. La rumeur sur ce possible suicide fantasmé enfle à un tel point qu’elle arrive aux oreilles de plusieurs représentants du corps social, bâillonnés par le pouvoir stalinien. Avec une bonne dose de cynisme, ils vont alors tenter de convaincre Sémione de se suicider pour leurs causes respectives. »
Le texte de Nicolaï Erdman voyage dans la triste et redoutable Russie soviétique, détourant avec percussion les ravages de la soumission au collectivisme et à la croyance. Le dramaturge compile dans cette deuxième pièce des situations absurdes teintées de surréalisme et baignées d’imaginisme dont il fut un des membres actifs, donnant le primat de l’image au sens sans l’annihiler toutefois.
Nous retrouvons sa volonté de montrer plutôt que de démontrer dans la mise en vie de Varupenne proposée ici, exposant l’argument, les situations et les répliques dans une façon de tendresse et de féérie mêlées. Les doutes et les révoltes des personnages sont superbement décrits, et au premier rang ceux de Sémione qui n’a de cesse de marcher contre le vent et de répéter à l’envi sa quête de vie simple et tranquille malgré la pensée dominante réductrice et lénifiante, soumise en permanence à une parole autorisée.
Les propos et les actes soulèvent des distorsions existentielles philosophiques et psychologiques comme l’égoïsme, l’individualisme ou encore la sublimation du sentiment de soi dans l’image d’une puissance politique qui dicte tout et ne permet rien, ou dans celle plus perfide encore d’une soumission métaphysique latente et intégrée.
La mise en scène se fait burlesque et donne à la pièce des allures farcesques irrésistibles. La musique omniprésente tâte souvent de l’accompagnement pianistique des films muets de naguère, faisant des manières d’entourloupe au récit qui peut tout à coup laisser place à des chansons, des chorégraphies qui s’entrelacent aux paroles et surprennent avec délice le spectacle. Moultes détails inondent l’ironie têtue de la narration et font la nique à la terreur qui sourde tout le long et à la noirceur des propos qui résonnent.
La troupe est éclatante et précise. Chaque geste semble métronomé, chaque mot dit, pesé et posé avec exactitude, quand bien même la mise en scène expose les comédiens dans des entrées ou des postures inattendues. L’extravagance est de mise et regorge de drôlerie à l’instar de Jérémy Lopez, survolté et juste, sensible et tonique.
Cette mise en scène de Stéphane Varupenne fera date à n’en pas douter. Une mise en scène qui n’hésite pas à toucher au grotesque appuyé le temps d’installer cette fable furieuse dans un écrin de farce hilarante, élégante et sensible. La théâtralité aboutie du spectacle est remarquable, grâce à la beauté plastique réaliste de la scénographie de Éric Ruf, à la musicalité de tous les instants et à la qualité artistique de haut vol d’une troupe en verve. C’est superbe.
Spectacle vu le 22 octobre 2024
Frédéric Perez
D'après Nicolaï Erdman. Mise en scène Stéphane Varupenne. Texte français, adaptation et dramaturgie Clément Camar-Mercier. Scénographie Éric Ruf. Costumes Gwladys Duthil. Lumières Nathalie Perrier. Musique Vincent Leterme. Son Colombine Jacquemont. Travail chorégraphique Marlène Saldana. Collaboration artistique Thibault Perrenoud. Assistanat à la scénographie Dimitri Lenin.
Avec la troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Florence Viala, Christian Gonon, Julie Sicard, Serge Bagdassarian, Adeline d'Hermy, Jérémy Lopez, Clément Hervieu-Léger, Anna Cervinka, Yoann Gasiorowski, Clément Bresson, Adrien Simion, Léa Lopez. Et Melchior Burin des Roziers.
Et les musiciens Véronique Fèvre, Hervé Legeay ou Martin Leterme et Vincent Leterme.