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Un spectacle comme un long poème épique singulier qui nous conte la folie extraordinaire d’une femme ordinaire, perdue dans les affres de la frustration, du renoncement et de la solitude froide des personnes qui s’abandonnent dans un monde inapproprié.

« Claire Lannes a assassiné sa cousine germaine, sourde et muette, a découpé son corps et en a jeté les morceaux dans les trains qui passaient sous le viaduc, à côté de chez elle. Arrêtée, elle est enfermée. Un homme, dont on ne sait pas qui il est, sinon une voix qui cherche passionnément à comprendre, interroge son mari avant de l'interroger elle. Qui est cette femme ? Pourquoi a-t-elle tué ? »

Tirée d’un fait divers, cette pièce de Marguerite Duras est écrite dans sa dernière version pour le théâtre en 1968, jouée de très nombreuses fois depuis. Duras s’emploie tout le long à essayer de comprendre pourquoi Claire Lannes a commis ce crime. Tout ce temps consacré à interroger chacun des deux époux, sans jamais juger des faits mais toujours rechercher les raisons, les motivations, le début d’une plausible explication.

Parmi ce langage enrobé de silences si propre à Duras, d’où jaillissent parfois des mots abscons voire inattendus, une forme clinique de suspens est entretenue par la progression dramaturgique que la mise en scène de Jacques Osinski rend captivante. Les interrogatoires de Pierre puis de Claire dessinent peu à peu les contours de leurs personnalités sans toutefois les livrer tout à fait, laissant l’affleurement nourrir le doute. Pourquoi donc a-t-elle fait cela ? Pierre ne le sait pas mais il n’est pas étonné. Il ignore les raisons comme il a ignoré sa femme, ne la voyant pas ou plus. Claire ? Elle dit que c’est elle. Elle sait bien sûr, on le suppose, mais elle ne veut pas dire pourquoi. Sauf peut-être si l’interrogateur insiste ?

Le texte avance et semble nous indiquer un faisceau de raisons possibles, vite effacées par d’autres pistes probables, nous replongeant aussitôt dans la quête d’une vérité qui ne nous apparait pas. Seule Claire détient cette vérité parmi ses désirs empêchés, ses manies phobiques, les murs de sa démence, et le plaisir qu’elle semble prendre à devenir le centre de l’importance, à parler beaucoup, à parler enfin.

Jacques Osinski signe une mise en scène épurée et sombre, ciselée et précise, plongée dans la profondeur d’un questionnement insistant et implacable. Une mise en vie centrée sur les mots dits et les regards croisés entre les personnages qui se parlent face à face certes mais qui parlent entre eux et nous tout autant. Il construit une ambiance trouble, dans laquelle seules les voix résonnent et font sens.

Sandrine Bonnaire est véritablement impressionnante. Elle incarne son personnage tout en douleurs rentrées avec une simplicité teintée d’une gaîté latente et indéniablement triste. Elle donne à Claire des fulgurances d’humanité avec son sourire d’enfant, discret et lumineux, qui s’échappe par moments. Grégoire Oestermann joue le désarroi de Pierre avec une désinvolture déroutante, nous laissant perplexes devant sa possible part de responsabilité et sa résignation à ne plus comprendre Claire. Frédéric Leidgens nous stupéfait dans le rôle de l’interrogateur, pugnace et étrange, apportant par sa diction découpée valorisant les syllabes muettes et son intonation éthérée, un aspect surnaturel à son personnage. La complémentarité des trois artistes fait merveille. Ils nous cueillent littéralement de bout en bout par une puissance émotionnelle inouïe qui passe la rampe et nous touche.

Un très beau temps de théâtre. Un spectacle intrigant et prégnant. Une mise en vie saisissante et une interprétation remarquable. Je conseille vivement.

 

Spectacle vu le 25 octobre 2024

Frédéric Perez

 

De Marguerite Duras. Mise en scène Jacques Osinski. Lumières Catherine Verheyde. Dramaturgie Marie Potonet. Musique Jean-Sébastien Bach. Costumes Hélène Kritikos.

Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens et Grégoire Oestermann. Texte du prologue dit par Denis Lavant.

 

Photos © Pierre Grosbois
Photos © Pierre Grosbois
Photos © Pierre Grosbois

Photos © Pierre Grosbois

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