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Un spectacle en forme d’hommage à Jehan-Rictus, poète puis chansonnier montmartrois des cabarets de la butte du début du 20ème siècle, trop peu connu aujourd’hui et pourtant réédité régulièrement. Un spectacle qui éclaire et met en écho, avec une sobriété qui laisse toute la place aux textes, les conditions de vie des nombreux invisibles peuplant le Paris d’alors et ses faubourgs.
« Ces histoires issues du recueil « Le Cœur populaire » sont un manifeste en faveur du Pauvre, ce bon vieux Pauvre dont tout le monde parle et qui se tait toujours ; ce Pas-de-Chance que tout le monde voit mais que personne ne regarde. »
L’œuvre littéraire de Jehan-Rictus, et sa poésie n’y échappe pas, est marquée par l’expérience vécue de l’auteur. Après une enfance bousculée et une jeunesse pas franchement heureuse, Jehan-Rictus né Gabriel Randon a vécu dans la rue, il avait vingt ans et quelques, au milieu des vagabonds, des petites frappes et des souteneurs. Ceux-là même qui constituaient le « charme » des endroits en vogue où les plus nantis allaient se dévergonder, comme au Bal du Moulin de la Galette, tirant profit de la détresse des jeunes femmes.
La langue argotique si spécifique que Jehan-Rictus fait le choix d’utiliser pour se distinguer et sortir d’un anonymat infructueux, se montre déstructurée et triviale, désordonnée et effilée, à la fois authentique et réinventée. Un langage dans la lignée du symbolisme et de la culture parnassienne à l'instar de José-Maria de Heredia, Albert Samain, Saint-Pol-Roux qui le soutiennent à ses débuts pour lui permettre une reconnaissance.
Cette parole sonne à l’oreille et résonne au plus profond, délivrant des moments de pure poésie et des images d'une forte intensité. Les six poèmes mis en exergue par Guy-Pierre Couleau sont puisés dans le recueil « Le Cœur populaire » paru en 1914. Les poèmes choisis illustrent avec un réalisme fébrile et touchant propre au registre populaire, des récits de vie qui reflètent la condition du petit peuple hétéroclite des miséreux, épuisés et rongés par les tourments de la faim, remplis d'amertume. Des anonymes désignés d'abord « Barbares », puis plus tard « Apaches », au motif de dépeindre la réalité de la pauvreté qu'ils endurent. C’est une inlassable et puissante dénonciation de la souffrance des marginalisés, des femmes et des enfants en particulier, qui traverse toutes les époques et tous les lieux jusqu'à résonner furieusement aujourd’hui.
La mise en scène de Guy-Pierre Couleau fait ressortir avec une clarté discrète et intrusive, la construction sémantique simple mais fortement évocatrice voire expressionniste des textes. La narration prend toute la place, revêtue de l’art théâtral avec une minutie du détail et une esthétique soignée. Dans une scénographie épurée, avec des lumières savamment placées, la comédienne, impressionnante Agathe Quelquejay, capte le regard et l’écoute dès le début et ne lâchera pas.
Son interprétation se fait proche de l’incarnation. Sa diction et son élocution révèlent une maîtrise assurée et nous font entendre une énonciation fluide : Octosyllabes plongés dans des discours discontinus entrecoupés de silences ou pas, tous les vers sont joués. C’est superbement poétique et spectaculaire à la fois. La performance étonnante et subtile d'Agathe Quelquejay donne vie à chaque personnage de façon émouvante. Son jeu à l'élasticité ample et délicate semble transformer son corps tout en souplesse à chaque changement de personnage. Et puis, par un mouvement, un geste ou une posture, elle exprime la violence insupportable. Par une phrase en murmure, en soupir ou en éclat de cri, la dégradation de la dignité ou la douleur ressentie. Par un regard fuyant ou appuyé, l'espoir désespéré d'un réconfort ou de l’oubli obtenu. Agathe Quelquejay joue ici un spectacle littéralement saisissant, fait de cœur et de sang où les sensations filent tout le long, passent la rampe et viennent nous toucher. Chapeau bas mademoiselle, vous nous avez émus.
Un moment de théâtre vibrant et sensible, véritablement prégnant. Une découverte ou des retrouvailles de l’univers de Jehan-Rictus, intelligemment mis en vie. Je recommande ce spectacle de toute beauté, d’une haute qualité artistique. Un spectacle mémorable.
Spectacle vu le 25 février 2025
Frédéric Perez
De Jehan-Rictus. Mise en scène de Guy-Pierre Couleau. Lumière de Laurent Schneegans. Costume final de Delphine Capossela.
Avec Agathe Quelquejay.