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Alexandre Tchobanoff propose une lecture singulière du texte mythique de Bernard-Marie Koltès. En choisissant la sobriété scénique et une tension dramatique très marquée comme fil conducteur, il met l'accent sur la complexité du langage, du désir et de la solitude que l’œuvre de Koltes déploie tout le long.
« Une heure tardive de la nuit, Le Client s’aventure dans l’obscurité d’un entrepôt désaffecté situé à la lisière de la ville. C'est le territoire du Dealer qu’il croise par hasard sur son chemin. Le Dealer "à tout prix" doit vendre et Le Client "à tout prix" devra acheter. Mais quel est l’objet de ce deal ? Que désirent-ils réellement ? Ce face-à-face sous-tension va inéluctablement lier leurs destins... »
Le pari est fort. Confier ces personnages, habituellement masculins, à deux comédiennes. Un renversement qui bouleverse les attentes, brouille les repères et donne au texte une profondeur inattendue, hors de toute lecture univoque. Ce n’est pas une histoire de genre ou de drague, comme Koltès lui-même s’en défendait. C’est une parabole sur le commerce des désirs. La tentative, vaine ou victorieuse, de faire parler l’autre, de le pousser dans ses retranchements.
La scénographie est dépouillée, presque abstraite. Une aire nue, cernée d’ombres. Le vide devient le troisième personnage. La lumière, minimaliste, sculpte l’espace dans des demi-obscurités qui accentuent les silences autant que les répliques. On ressent une atmosphère dense, quasi hypnotique, ponctuée lourdement par des bruits de voiture, d'objets lourds tombés brutalement au sol comme jetés avec fureur pour générer une peur omniprésente.
La mise en scène de Tchobanoff ne semble pas chercher à moderniser le texte mais à le faire entendre avec une rigueur nouvelle. Il en révèle la tension intérieure, le rythme syncopé, le flux de mots qui tantôt lient, tantôt éloignent. Il ne s’agit pas ici de faire comprendre une histoire, mais de nous confronter à une énigme humaine. Qu’échange-t-on vraiment lorsque l’on parle à l’autre ? Que cherche-t-on derrière le commerce apparent des choses ? Qu’est-ce qu’un désir ? Le spectacle pose ces questions sans les surligner, en laissant le texte, les corps et le silence des personnages faire leur œuvre.
Prisca Lona et Justine Morel incarnent ces figures avec intensité. L’une, magnétique et impérieuse, à la limite de l'onirisme, campe un Dealer à la fois opaque et charismatique. L’autre, tendue, fiévreuse, donne au Client une nervosité fragile, à fleur de peau. Leurs échanges ne relèvent pas d’un simple affrontement verbal mais d’un véritable corps à corps, où la parole et le mouvement sont autant de tentatives de prise ou de fuite.
À la sortie, le trouble persiste. Ce n’est pas une pièce qui rassure ou qui console. C’est un théâtre de la tension, du risque, de la parole qui cherche sa cible sans garantie de la toucher. C’est aussi un geste artistique fort, précis, habité, qui donne une densité poétique et politique à un texte devenu un classique.
Voici un spectacle de l’instant et de l’intime. Une sorte d’errance nocturne dans les recoins les plus secrets du désir humain. Comme un poème dramatique sur le commerce des âmes, qui cacherait un duel sans armes autres que les mots. Au croisement du théâtre, de la poésie et du polar métaphysique, cette « Solitude » étonne et en impose.
Spectacle vu le 4 juillet 2025
Frédéric Perez
De Bernard-Marie Koltès. Mise en scène Alexandre Tchobanoff. Assistante à la mise en scène Prisca Lona. Scénographie et costumes Alexandre Tchobanoff et Prisca Lona. Lumières Alexandre Tchobanoff.
Avec Prisca Lona et Justine Morel.