Le livre éponyme de Samuel Beckett parait en 1970 sous la forme d’un roman court. Serge Merlin s’en empare à nouveau aujourd’hui, mis en scène par Alain Françon. Le texte devient magistralement théâtral grâce à la vigueur et à la profondeur du jeu de cet immense comédien.
Beckett s'intéresse ici, avec son approche par l’absurde qui fait sa plume, à la question de la violence générée par un monde clos, créé et organisé de toutes pièces. Deux cents êtres humains sont concentrés dans un cylindre (oui, oui, un cylindre ! De cinquante mètres de pourtour et seize mètres de haut). Ils y sont enfermés, refermés sur eux-même dans un microcosme mathématiquement parfait.
Cet univers fantasmagorique nous est conté, décrit et commenté par un narrateur, en habit de magicien-enchanteur, une baguette de chef d'orchestre à la main. Univers nihiliste où "nul ne regarde en soi où il ne peut y avoir personne" ; où la vaine harmonie imposée est combattue par la rage de sortir ; où l'idéal de vie ne laisse plus de place à la solidarité ; où il ne reste que la violence tueuse ou tue comme raison de vivre. Le narrateur observe ce peuple, scrute les incidents, commente les tentatives et se lamente de leurs vanités et de leurs échecs. Il recense ceux qui restent, il dénombre ceux qui tombent jusqu'au dernier, comme un dépeupleur.
Sans pouvoir nous raccrocher à des repères logiques, nous nous laissons emporter par cette marche infernale et inéluctable vers le bout du néant. Étranges sensations que celles-ci. Se sentir étrangers à ce qui est là mais toutefois transformés en spectateurs attentifs et voyeurs, stupéfaits d'apercevoir dans ce cylindre comme le reflet de nos mémoires ou celui de nos peurs.
Un récit extraordinaire où ce que nous entendons et ce nous voyons nous conduit, entre pragmatisme et irréel, aux frontières de l’uchronie. Pris dans ce tourbillon allégorique aux allures du fantastique, nous assistons à un spectacle impressionnant qui interroge les contours de l’humanité.
Serge Merlin maîtrise un art de la diction qui sublime la langue, un art du jeu qui froisse les lignes entre le personnage et le comédien. Une puissance d’évocation unique. Avec lui, le texte fait toujours sens et nous mettons aisément des images aux sons de sa voix et des mots aux regards de son corps déployé ou muet. Il y a comme un mélange subtil et indéchiffrable entre le texte et le comédien. Les spectateurs n’ont plus qu’à se laisser prendre au rythme de son expression et savourer les idées et les émotions qu'ils en ressortent. Du très grand art.
La force troublante du texte et la maestria du comédien nous conquièrent et nous emportent. La théâtralité du roman, travaillée par Alain Françon et jouée par Serge Merlin apparait et restera sans doute comme un des moments forts du théâtre de Beckett. Un très grand spectacle. Un bijou théâtral à ne pas manquer.
De Samuel Beckett. Mise en scène : Alain Françon. Lumières : Joël Hourbeigt. Décors et costumes : Jacques Gabel. Avec Serge Merlin.