Lette, ingénieur dans une grande entreprise, trouve un procédé innovant. Ce ne sera pas lui que le directeur Scheffler choisira pour présenter sa découverte dans un congrès scientifique international.
Comment ? Oui ce n’est pas bien mais c’est normal, non ? Lette est moche. Vraiment trop moche pour arriver à convaincre et surtout à vendre son invention. Ce n'est pas juste ? Mais attendez, vous imaginez une marque de voiture vanter les mérites de sa dernière production par un monsieur boutonneux aux pustules purulentes ou une dame dont la dernière liposuccion remonte aux années 80, même nus sur le capot ? Allez, prenons aussi bien un ou une jeune trentenaire pris au hasard gare Saint Lazare, cela ne fonctionnerait toujours pas. Bon alors !... Nous savons tous que pour acheter, il faut être séduit. Que la séduction suscite l’envie et que l’envie n’est que le reflet de nos désirs. M'enfin !...
Il est pourtant normal sous bien des points, Lette. Il travaille, il est reconnu, il est intégré socialement. Il est marié, Fanny l’a toujours trouvé extraordinairement laid mais elle l'aime. Il mène une vie simple sauf qu'il est moche. Quand il découvrira que la réalité de son visage est un handicap, il décidera d'en changer. À partir de ce moment-là, sa vie bascule. La chirurgie esthétique ayant fait de lui une beauté incommensurable, un modèle idéal, un mythe indicible, il vivra tout à coup des sollicitations multiples, des vénérations continues et verra la terrible quête des autres pour lui ressembler, se propager. De sosies en copies conformes, de clones en autres soi-même, Lette va sombrer progressivement, après avoir joui de son pouvoir de plaire, de cet impossible choix de redevenir lui-même, d’être et de ne plus paraître...
Marius von Mayenburg écrit et crée LE MOCHE le 5 janvier 2007 à Berlin. Il est une des figures de proue du nouveau théâtre allemand, mettant sous le beaupré du courant dramaturgique la satire des normes et des codes sociaux, dans la lignée de Thomas Bernhard et à l’instar de Martin Crimp ou Sarah Kane.
Opposant le bien au beau, le juste au nécessaire, la convention à la volonté, les vilénies opprimantes de notre société moderne sont décriées dans cette pièce troublante et caustique d’une écriture acérée qui égratigne autant qu’elle délivre.
La quête et la conquête de la beauté de Lette l’oblige à se voir dans le regard des autres jusqu’à le confondre. Après une succession de quiproquos aux accents d’absurdie, Lette cherche in extremis le désir d’être soi en lieu et place du besoin de se conformer et trouve sa rédemption salvatrice dans son amour miroir. Ce nouveau Narcisse échappera-il à sa mort ?
La mise en scène de Nathalie Sandoz renforce avec fulgurance et ingéniosité l’abstraction et la profondeur du texte par des jeux simples et parfois stylisés, mêlés de joutes émotionnelles intenses. Un travail subtil éclairant magnifiquement les messages.
La distribution est brillante. Guillaume Marquet en tête, qui nous emporte dans les affres redoutables de la souffrance identitaire qu’il joue avec précision et puissance. Nathalie Jeannet, Gilles Tschudi et Raphaël Tschudi sont impressionnants dans les huit rôles qu’ils incarnent, jouant de toutes les palettes d’émotions avec justesse et conviction. Une très belle interprétation.
Les thèmes, les scènes jouées dont la merveilleuse scène finale, la mise en vie de ce texte riche et puissant, font de ce spectacle un moment de théâtre troublant, réflexif et remarquable.
De Marius von Mayenburg. Traduction de Hélène Mauler et René Zahnd. Mise en scène de Nathalie Sandoz. Scénographie de Neda Loncarevic. Lumières et vidéo de Philippe Maeder. Univers sonore de Cédric Liardet. Costumes de Diane Grosset. Maquillages de Nathalie Mouschnino. Régie technique de Julien Dick. Avec Nathalie Jeannet, Guillaume Marquet, Gilles Tschudi et Raphaël Tschudi.
Le lundi, mercredi et vendredi à 20h30, le jeudi et samedi à 19h00 et le dimanche à 17h00 – 10 place Charles Dullin, Paris 18ème - 01 46 06 11 90 – www.theatre-latalante.com