Somptueuse tragi-comédie de l’amour et de sa possession, de ses troubles infernaux et de ses meurtrissures profondes, cette pièce d’August Strindberg, créée en 1888, cingle de toute sa force dramaturgique un amour passionnel que la séparation ne peut éteindre.
Comme le sphinx, cet amour passionnel renait de ses cendres multiples : La vengeance de la jalousie d’aimer sans ne plus être aimé. Le doute vénéneux sur les sentiments de l’alter égo. Le redoutable combat affectif du don et de la dette traduit en créances. Le cheminement diabolique et machiavélique de la revanche. La cruauté de l’amour frustré.
Le texte cynique et ciselé de Strindberg, adapté par Guy Zilberstein, démontre par une analyse habile ces relations amoureuses destructrices, la notion d’appartenance à l’autre au-delà de son identité propre comme les jeux qui fondent les mécaniques du pouvoir, de l’avoir et de l’émancipation.
Quand bien même cet auteur misogyne ne place pas la femme dans une relation égale à l’homme, il dépeint le personnage de Tekla comme inscrit dans l’annonce d’une prise de conscience et d’une révolte qui ourdissent en cette fin de 19ème siècle.
Devant cette implacable démonstration d’une cruauté accomplie, résultante sournoise de l’absurdité de la passion empêchée et frustrante, nous ressentons très vite et de plus en plus, l’effroi, le doute et le désarroi éperdu des personnages pris au piège de la propriété des sentiments, aussi intenses et sincères soient-ils.
Anne Kessler colore sa mise en scène par touches délicates, précises, presque insidieuses et insolentes. Nous sommes happés par cette monstrueuse et implacable histoire d’amour fou à la violence incroyable et froide du désir bafoué et à la sensualité quasi charnelle qui ressort par éclats.
Les situations, les postures, les regards, les silences et les échanges entre l’ancien mari Gustaf, le nouveau mari Adolf et l’épouse Telka offrent des duos grandioses et une scène finale magnifique. L’intériorité des jeux est saisissante.
La sauvagerie latente, perfide et cruelle, quasi névrotique, se conjugue aux explosions de sensations et de sentiments proches de l’expressionnisme cher à Strindberg, parsemée de rires salvateurs permettant d’affronter les émotions des souffrances manifestes des trois personnages.
La puissance du texte est magistralement rendue par une théâtralité réussie.
Adeline d’Hermy (prodigieusement envoutante et touchante), Sébastien Pouderoux (incroyablement impressionnant) et Didier Sandre (tout simplement brillant) nous subjuguent. Elle et ils jouent de l’excellence pour nous faire vivre cette histoire avec une puissance et une finesse d’interprétation qui nous captivent tout le long. Nous sommes pris totalement. Du très grand art.
Un spectacle passionnant. Un moment rare du théâtre de Strindberg. Incontournable.
Une pièce de August Strindberg. Traduction de Alain Zilberstein. Adaptation de Guy Zilberstein. Mise en scène de Anne Kessler. Scénographie de Gilles Taschet. Costumes de Bernadette Villard. Lumières de Éric Dumas. Son de mme miniature.
Avec les comédiens de la Comédie-Française Adeline d’Hermy, Sébastien Pouderoux et Didier Sandre.