Ce spectacle audacieux, écrit à partir de nombreux récits de vie récoltés par enquête sociologique, fait ressortir la réalité sociale des gens d’en bas dans les années 1990. Récits de vie extraits de l’étude conduite par Pierre Bourdieu et qui aboutit à la parution en 1993 de l’ouvrage La Misère du Monde.
L’adaptation théâtrale de Marie Menechi et Alice Vannier va droit au but et donne à la parole recueillie la noblesse de sa vérité et la force de sa souffrance. Souffrance au lycée, au travail, dans l’habitat ou dans la rue, dans l’environnement social et dans tout ce qui fonde la vie de ces gens privés du droit au bonheur, parce qu’ils ne sont pas nés là où il fallait, parce qu’ils n’ont pas rencontré les guidances suffisantes et nécessaires qui auraient pu les aider à corriger le tir, à rectifier l’erreur, à sourire à la vie.
« Porter à la conscience des mécanismes qui rendent la vie douloureuse, voire invivable, ce n'est pas les neutraliser… »
La théâtralité de ce spectacle documentaire et politique réussit à nous montrer avec simplicité et fluidité la violence incommensurable de la réalité d’un déterminisme social qui ravage en toute impunité et construit un sous-prolétariat qui vit peu à peu au-delà des frontières de la société.
« … si sceptique que l'on puisse être sur l'efficacité du message sociologique, on ne peut tenir pour nul l'effet qu'il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d'imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés… »
Livrées à l’abandon culturel et moral, à l’affaissement progressif de toute conscience identitaire et existentielle, la pauvreté et la résignation enferment ces jeunes ou moins jeunes femmes et hommes dans une observation de leur propre vie où la honte et la colère tiennent lieu de fil d’Ariane.
« … en faisant connaître largement l'origine sociale, collectivement occultée, du malheur sous toutes ses formes, y compris les plus intimes et les plus secrètes. » (Pierre Bourdieu à propos de son ouvrage).
La mise en scène de Alice Vannier assistée de Marie Menechi fait le choix de l’épure. Les accessoires indispensables servent au décor comme au jeu. Certains deviennent symboliques comme ces feuilles de papier qui montrent et suggèrent l’enquête réalisée et la paperasserie administrative, incompréhensible et envahissante, ou ce rétroprojecteur qui éclaire les personnages autant qu’il montre des messages.
Les jeux sont précis et passent de l’engagement le plus passionné à l’abattement le plus triste. Les personnages bien campés sont joués avec justesse par Anna Bouguereau, Julien Breda, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Vincent Steinbach et Judith Zins. Toutes et tous crédibles, nous nous laissons prendre.
On comprend pourquoi le prix du jury et le prix du public du concours « Théâtre 13/Jeunes metteurs en scène 2018 » a récompensé ce spectacle. Un spectacle de théâtre comme on aime, utile, attrayant et nécessaire. Je conseille vivement.
Spectacle vu le 25 septembre 2018,
Frédéric Perez
D’après La Misère du monde de Pierre Bourdieu et A. Accardo, G. Balazs, S. Beaud, F. Bonvin, E. Bourdieu, P. Bourgois, S. Brocciolichi, P. Champagne, R. Christin, J.-P. Faguer, S. Garcia, R. Lenoir, F. Matonti, F. Matonti, F. Muel-Dreyfus, F. Œuvrard, M. Pialoux, L. Pinto, A. Sayad, C. Soulié, B. Urlacher, L. Wacquant, A.-M. Waser.
Adaptation de Marie Menechi et Alice Vannier. Mise en scène de Alice Vannier assistée de Marie Menechi. Lumières de Clément Soumy. Scénographie de Camille Davy. Musique de Jean Claude Vannier.
Avec Anna Bouguereau, Julien Breda, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Vincent Steinbach et Judith Zins.