Un spectacle exceptionnel, une réussite totale tant sur le plan de l’approche historique que de la dimension fictionnelle de cette pièce. Nous touchons là à ce qui ressemble à un temps de théâtre mémorable qui « apporte et transporte » et dont on se souvient plus tard comme d’un chef-d’œuvre théâtral. Pari tenu ?
L’écriture de Benoit Solès, la mise en scène de Tristan Petitgirard, l’interprétation de Amaury de Crayencour et Benoit Solès, l’écoute tendue palpable du public, ses réactions aux saluts (bravos et rappels), tout montre que nous avons vécu là un grand moment de théâtre.
Plaisirs partagés de ressentir cette satisfaction des correctifs inscrits dans la mémoire collective pour ce génie scientifique tenu au secret-défense grâce ou à cause de sa découverte du décryptage d’une machine à encoder allemande lors de la dernière guerre. Et soulagement devant cette réhabilitation publique mais posthume par la grâce en 2013, de la Reine Élisabeth II, de son reniement social pour cause d’homosexualité.
Alan Mathison Turing, quelle personne et quel personnage fabuleux !
Il lui en a fallu du courage pour vivre ces frustrations, ces privations et ces humiliations, lui qui a préféré la castration chimique à la prison pour pouvoir continuer à travailler.
Il lui en a fallu de la hargne et de la ténacité pour convaincre et laisser éclore sa créativité pour réussir ses travaux.
Il lui en a fallu de l’abnégation et de la résilience pour tenter d’oublier son premier amour Christopher emporté par la maladie à l’adolescence, jusqu’à le faire revivre dans ses pensées et nommer par son prénom la machine qu’il a mise au point.
Un génie dont les découvertes ont sauvé nombre de vies humaines en permettant d’accélérer la fin de la guerre et dont aujourd’hui on utilise les nombreuses applications dans l’informatique, chaque jour notamment en allumant nos ordinateurs.
Un homme qu’il devait faire bon connaitre. Naïf comme un enfant qui joue, source de toute créativité. Honnête jusqu’à endosser seul la responsabilité de sa relation homosexuelle, alors interdite. Digne jusqu’à préférer ses rêves à cette réalité devenue meurtrie et allant jusqu’à croquer une pomme plongée dans du cyanure pour rejoindre sans doute l’âme de Christopher, la quiétude de la liberté assurément. Il avait 41 ans.
La mise en scène est d’une adresse soignée et enveloppante. Son parti-pris réussit la combinaison de la narration avec les situations jouées et des flash-back ponctués. Peu à peu, une dramaturgie efficace et fluide tisse le fil du récit avec les sensations ressenties. Nous sommes captivés du début à la fin, suspendus à ce qui va se passer, l’émotion à fleur de peau. Les effets rendus par la vidéo, les changements de personnages, la musique colorant de merveilleux et de fougue l’ensemble, tout est redoutablement efficace. Du très beau travail.
Amaury de Crayencour (ce soir-là) joue plusieurs personnages avec une aisance et une crédibilité époustouflantes. Benoit Solès (ce soir-là) est Alan Turing. Lumineux et drôle, attachant et touchant, il est impressionnant de vérité et de sincérité. Voici une illustration remarquable où interprétation et incarnation se conjuguent. Chapeau bas les artistes. Bravo et merci !
L’écriture, la mise en scène et les jeux nous cueillent et nous offrent un spectacle exceptionnel. Un moment de théâtre incontournable de la saison, que je recommande vivement.
Spectacle vu le 6 octobre 2018,
Frédéric Perez
De Benoit Solès. Mise en scène de Tristan Petitgirard assisté de Anne Plantey. Décor de Olivier Prost. Lumière de Denis Schlepp. Vidéo de Mathias Delfau. Musique de Romain Trouillet. Costumes de Virginie H. Enregistrement au violoncelle solo de René Benedetti. Voix off de Bernard Malaka et Jérémy Prévost.
Avec Amaury de Crayencour ou Grégory Benchenafi et Benoit Solès ou Matyas Simon.