Un récit théâtral fort qui accroche nos sourires grâce à ses moments apaisants piqués d’humour et qui nous touche par l’émotion discrète et profonde qu’il charrie. C’est la narration prégnante d'une quête de survivance, quête indispensable pour repenser la vie malgré la mort. Une mort qui a foudroyé sauvagement sur son passage. Une mort qui rode et fauche encore.
« Dans un pays dévasté par la guerre, deux Fossoyeurs exécutent inlassablement leur tâche. Jusqu'au jour où une femme, laissée pour morte, se relève. ’’Que faire ?’’ se demandent-ils. S’ensuivent, pour les deux Fossoyeurs, des situations tragi-comiques aussi absurdes que grotesques contrebalancées par la poésie et l'humanité de cette femme, la Rescapée »
Si la fiction, comme toutes les fictions, permet de maintenir une distance entre ce qui est dit et ce qui résonne en nous, ici, la démarche artistique teintée d’un absurde feutré se révèle bienfaisante. Pour ce qu’elle existe et par ce qu'elle dresse devant nous. N’est-il pas nécessaire en effet d’entendre, de voir et d'évaluer ce qui relève de l’intolérable pour le maintenir hors de nous ? Là où l’immoral doit demeurer terré. Là où les dénonciations sont les seules voix audibles pour gagner contre l’abject et œuvrer toujours et encore pour le « jamais plus » ?
Quand l’horreur d’un charnier apparait dans un récit de guerre, que ce récit de l’horreur prend les atours d’une rencontre entre deux hommes perdus et une femme retrouvée, leur histoire ne peut que rejoindre celles qui jalonnent la mémoire de l’humanité, celles des femmes et des hommes qui se battent contre l’oubli.
C’est l’enjeu magistral que nous percevons de cette pièce de Laurent Gaudé.
Rescapée, survivante d'une perte indicible, celle des siens, que seule une transgression de la réalité peut retenir à la vie, cette femme nous éblouit par sa sagesse involontaire aux portes de la résilience.
Les fossoyeurs, ces « deux brutes stupides choisies pour cela », nous représentent sans doute, nous, les humains qui n’ont pas eu à survivre. Leurs paroles et leurs attitudes baignées d’absurde laissent pénétrer en nous la colère et la rage devant cette soumission complice et cet impossible courage de lutter que l’ignorance a instillé chez eux. Ils sont innocents de leur propre vie, le seront-ils de leur propre mort ?
La mise en scène soignée d’Alexandre Tchobanoff assisté par Prisca Lona donne au texte une ampleur éclatante et une discrétion entremêlées. Les situations se déroulent dans une simplicité à la fois naturaliste et sensible, laissant perler une poétique de l’énonciation dans le floutage esthétique du réel. Les ruptures, les bonds et les rebonds du texte sont adroitement dirigés pour venir nous surprendre tout comme les flashs d’images projetées qui se juxtaposent subrepticement aux scènes jouées. Une mise en scène qui permet de recevoir sans violence les messages et d’observer malgré tout les dégâts de l'horreur et de la bêtise ignare de ces hommes démunis qui ne peuvent rien faire que supporter leur sort.
Les comédiens Arnaud Carbonnier et Olivier Hamel campent avec finesse les deux fossoyeurs. Personnages singuliers dont ils arrivent tous les deux à faire comprendre les faiblesses outrancières, tellement ils apparaissent cyniquement et simplement vrais. Un travail difficile aux frontières ténues, une interprétation particulièrement remarquable. La comédienne Prisca Lona donne au rôle de la rescapée des contours discrets favorisant la fantasmagorie du personnage, n’y ajoutant aucun appui.
Une pièce aux messages puissants, mise en vie avec délicatesse et précision, interprétée avec superbe. Un spectacle que je recommande vivement.
Spectacle vu le 5 septembre 2021
Frédéric Perez
De Laurent Gaudé. Mise en scène de Alexandre Tchobanoff assisté par Prisca Lona.
Avec Arnaud Carbonnier, Olivier Hamel et Prisca Lona.
Jusqu’au 28 novembre
Le dimanche à 17h00, le lundi à 21h00 et le mardi à 19h00
78 bis boulevard des Batignolles, Paris 17ème
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