Du théâtre comme on aime, où l’émotion et la raison se jouent de nous, nous transportant dans un réalisme onirique dans lequel notre réflexion charrie des pensées, nos sourires retiennent des larmes et nos rires respirent malgré tout la vie.
« Vienne 1938 : les nazis ont envahi l’Autriche et persécutent les juifs. Par optimisme, Sigmund Freud ne veut pas encore partir ; mais en ce soir d’avril, la Gestapo emmène Anna, sa fille, pour l’interroger. Freud, désespéré, reçoit alors une étrange visite. Un homme en frac, dandy léger, cynique, entre par la fenêtre et tient d’incroyables discours... Qui est-il ? Un fou ? Un magicien ? Un rêve de Freud ? Une projection de son inconscient ? Ou bien est-il vraiment celui qu’il prétend être : Dieu lui-même ? Comme Freud, chacun décidera, en cette nuit folle et grave, qui est le visiteur...? »
Éric-Emmanuel Schmitt situe le récit théâtral dans le contexte sordide de l’anschluss où l’accélération des persécutions des juifs installe à Vienne comme dans toute l’Autriche un climat permanent oppressant et mortifère. Ana et Sigmund Freud se retrouvent piégés chez eux, comme des animaux en cage, comme des êtres en peine, en souffrance et en rage. Quand soudain survient la visite inattendue d’un homme que tout désigne d’importance. Serait-ce l’espoir de comprendre l’essentiel ? de se comprendre ? de donner sens à ce qui parait être la vacuité de toute piété ou à ce qui pourrait être la vanité existentielle ?
Un huis clos prégnant et passionnant, piqué d’un humour savoureux, élégant et enthousiaste, où la densité des jeux happe toute l’attention de l’auditoire invité à baigner parmi les affres des personnages, leurs souffrances, leurs espoirs et leurs… doutes.
Car cette pièce revêt de mon point de vue la forme d’une exégèse fabuleuse et magnifiée du doute, tout en nuances de perception et en effets spectaculaires. Ce doute, summum du scepticisme imposé par une colère qui s’impatiente de ne pouvoir agir. Ce doute, qui tout au long de la pièce nous ballottera entre les craintes, les croyances et les certitudes. Ce doute enfin, qui semble ne résulter que de cet échange impossible entre le don du Bien et les dettes du Mal.
Le texte est tissé avec la légèreté nécessaire, parsemé de formules sibyllines et savamment imagées venant colorer les situations de respirations apaisantes et souriantes, qui le rendent totalement accessible, étonnamment proche et complice, comme un ami qui se dévoue pour nous.
Dans un contexte d’une violence inouïe, les duels qu’occasionne cette joute formidable se révèlent finalement doux et empathiques. Les ressorts dramaturgiques entretiennent la tension par de nombreux rebondissements, apports ou renversements de situations.
La mise en scène de Johanna Boyé assistée par Caroline Stefanucci offre un regard et une écoute enrichis par une variété de traitements scéniques. De la personnification de l’émotion à l’interaction entre les personnages, en passant par la variation des puissances de voix, entre chuchotements et explosions de colère ou de flashs d’enthousiasme joyeux, et par les entrées-sorties des personnages, tout est surprises, suspensions ou apaisements. Une mise en scène qui respire et qui nous embarque aisément dans un huis clos magnifique. Le superbe décor, les costumes, les lumières et les musiques, particulièrement soignés, apparaissent une évidence tant ils sont ajustés à convenance à la mise en vie du texte et aux jeux des comédiens et de la comédienne.
L’interprétation est une splendeur. Fluide, habitée avec justesse et précision, nous avons là une illustration d’un très grand moment de théâtre. Katia Ghanty et Maxime de Toledo, superbes et crédibles, composent avec réussite deux personnages troublés et troublants.
La folie du jeu est à son comble d’intensité et de nuances avec Franck Desmedt (le visiteur) et Sam Karmann (Sigmund Freud). Du combat à la fusion, de la répulsion au rapprochement, entre affection et désarroi, entre soumission et révolte, ils forment ensemble un duo fantastique. Chacun dans son rôle ou tous les deux face à face, ils sont ahurissants de vérité, d’engagement et d’émotion. Littéralement époustouflants, il faut les voir, c’est incroyable.
Un spectacle de très haute qualité. Pour son texte captivant bien sûr. Sa mise en scène habile et agréable. Et surtout, son interprétation sublime. Un réussite à ne surtout pas manquer.
Spectacle vu le 14 septembre 2021
Frédéric Perez
De Eric-Emmanuel Schmitt. Mise en scène de Johanna Boyé assistée par Caroline Stefanucci. Décor de Camille Duchemin. Costumes de Colombe Lauriot Dit Prévost. Musiques de Mehdi Bourayou. Lumières de Cyril Manetta.
Avec Franck Desmedt, Katia Ghanty, Sam Karmann et Maxime de Toledo.
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h00
(relâche le 2 novembre)
6 rue de la Gaîté Paris 14ème
01.43.35.32.31 - www.theatre-rive-gauche.com