Tiré du roman homonyme de Thomas Bernhard, le spectacle est porté par la prodigieuse interprétation de François Clavier, toute en intensité puissante et froide teintée de touches d’émotion ténue. Un spectacle qui nous confronte avec ce même délice accrocheur et cette toujours vive curiosité face à la langue fuselée et implacable de l’auteur.
Thomas Bernhard ne se prive pas à nouveau de dire ses dégouts de l’establishment, de prononcer ses diatribes contre l’art officiel et ses distinctions, et de dénoncer l’ordre culturel établi de ses contemporains autrichiens, cristallisant son regard encore et toujours sur Vienne qu’il abhorre par-dessus tout.
Une ode à la détestation expulsée d’une solitude récurrente, plongée ici dans l’abîme d’une récente souffrance intime.
« Depuis plus de trente-six ans, Reger, musicologue de renom, fréquente le Musée d’art ancien de Vienne. Un matin sur deux, il s’assied sur la banquette pour contempler L’Homme à la barbe blanche du Tintoret… Il peut alors développer sa réflexion sur tout ce qui l’irrite : l’être humain, l’art, la société, la politique... Mais un jour, il rompt avec ce rituel. L’alliance d’humour et de critique ouvre sur la satire politique, la dérision. ’’Celui qui ne sait pas rire ne doit pas être pris au sérieux ! ’’ »
Bernhard délivre ici une kyrielle d’imprécations exaltées, exutoires de son désespoir. Il exprime avec une dérision fielleuse et vacharde la revanche de sa déception frustrante du monde qui l’entoure, étant meurtri par ailleurs par la peine incommensurable du désastre affectif laissé par la mort de son épouse, son être vital. Misanthrope aguerri peut-être, solitaire abandonné sans doute, l’artiste et l’homme s’allient plus que jamais, dans la parole comme dans le silence, pour partager une colère asociale mêlée aux cris sourds et étouffés de la douleur.
Entreprise de démolition ou velléité affirmée de créer pour détruire, le texte emprunte à l’humour son cynisme drôle et ravageur, le sous-titre « comédie » n’est pas anodin. Les rires et les sourires se font caresses de l’apaisement plus que joies du plaisir mais ils étincellent tout le long et s’efforcent ainsi d’éviter l’effondrement total dans un désespoir vain.
Le parti pris de l’adaptation et de la mise en scène de Gerold Schumann installe le fil narratif sur trois espace-temps distincts et complémentaires.
Tout d’abord, la musique provenant du fond du plateau, celle d’une répétition en cours d’un quatuor à cordes, rappel récurent de sa nécessité : « Par la musique, sauvé chaque jour de toutes ces abominations et ces choses odieuses, c’est cela, par la musique redevenir tout de même tous les matins un être qui pense et qui sent, comprenez-vous ! ». Cet espace va s’estomper peu à peu pour disparaitre et laisser Reger face à nous, en proie à sa mélopée aux allures de vindicte ininterrompue.
Puis il y a une voix off, celle de celui qui est attendu, qui emplie la salle comme celle d’un guide au cours d’une visite. Une présence distancielle et pénétrante à la fois, qui s’impose au public et ponctue la découverte du propos.
Et enfin, assis devant à nous, Reger lui-même qui nous entreprend de son flot de paroles dites avec une forme de distinction éclaboussante et percutante, laissant filer la drôlerie au travers des piques et des traits saccageurs.
Reger est interprété par François Clavier, à moins que cela soit le contraire. On ne peut pas vraiment distinguer le comédien du personnage tant l’incarnation est probante et le jeu fluide. Un jeu simple et efficace, époustouflant de maitrise et d’abatage. C’est une de ces fois sublimes où l’artiste au plateau nous happe et ne nous délivre qu’une fois le noir final tombé.
Une pure leçon de théâtre que nous offre François Clavier avec ce texte profond et violent, drôle et captivant. Je conseille aux amateurs de Thomas Bernhard, dont je suis, de ne surtout pas manquer ce spectacle.
Spectacle vu le 7 janvier 2022
Frédéric Perez
De Thomas Bernhard. Traduction de Gilberte Lambrichs. Adaptation et mise en scène de Gerold Schumann. Lumières de Philippe Lacombe. Scénographie et costumes de Pascale Stih. Musique de Fanny Mendelssohn interprétée et enregistrée par le Quatuor Fanny.
Interprétation de François Clavier.
Jusqu’au 29 janvier
Du mercredi au samedi à 19h00
3 rue des Déchargeurs, Paris 1er
01.42.36.00.50 www.lesdechargeurs.fr