Une professeure de français de Royan. Un jour qui bascule. Un rez-de-chaussée d’immeuble. C’est une femme aux abords simples mais énigmatiques que vous voyons arriver, ce jour qui bascule, une femme qui tout à coup semble obligée de choisir entre oublier encore et se taire toujours, ou non.
« Une sourde violence hante l’entrée déserte de l’immeuble où vit Gabrielle, la professeure de français; elle sent que, là-haut, sur son palier, l’attendent les parents de Daniella. Elle ne veut ni leur parler, ni se sentir compassionnelle, ou coupable. Figée sur place, elle entame une re-visitation de sa propre vie, elle, la môme d’Oran qui s’est construite afin que rien ne puisse jamais la ’’saisir au dépourvu’’. »
Cette femme, fragile et déroutée, brisée sans doute, se trouve confrontée à l’exigence de l’aveu, de la confession, du déversement implacable et définitif de sa version de l’effacement silencieux face au drame qui s’est joué devant elle, au fil de nombreux et obsédants moments dans sa classe. Le voilà le moment qui arrive comme un couperet qui tombe, où elle ne peut pas s’enfuir, où elle ne peut plus fuir.
Parce que les gens sur le palier du haut l’attendent pour l’entendre ou simplement lui parler. Parce que leur présence la conduit sans le savoir au réveil et à l’explosion de la peur de dire la véritable raison de son renoncement à voir et à agir.
Commence alors une complainte brutale et cruelle déversant une doléance profonde et enfouie, celles des faits bien sûr et celles de sa propre histoire qui ressurgit alors. Peu à peu, presque consciencieusement, ses propos vont dévoiler le dépassement du déni de réalité qui l’a pressé à cacher et l’oppresse aujourd’hui tellement qu’il lui faut rendre des comptes, à elle, à nous, aux parents aussi.
La puissance du texte de Marie Ndiaye, l’énoncé des situations et des sentiments qui s’en échappent, décrivent avec une saisissante précision dans une langue élaborée et directe, ce qui force le personnage de ce monologue théâtral magistral à ouvrir sa pensée introspective et laisser échapper ses confidences. Les propos de Gabrielle, la professeure de français de Royan, sa présence sublimée par l’extraordinaire performance de Nicole Garcia obnubilent notre écoute et notre regard et viennent nous toucher là où l’émotion devient envahissante.
La mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia utilise un simple dispositif scénique permettant les mouvements et les positions du personnage dans un style réaliste et naturaliste. Il centre notre attention sur les propos sans laisser aucunement place à l’imaginaire fictionnel. Il met en exergue l’étourdissante valse-hésitation du personnage, entre les raisons et les ressentiments de ce à quoi elle a assisté, les réminiscences et les obsessions nourries par son histoire intime, ses fêlures identitaires et le gouffre ouvert de la haine victimaire qui l’habite à jamais. Nous montrant Gabrielle et Daniella, par le jeu de double inversé, comme deux sœurs de douleur.
Nicole Garcia nous offre ici un moment de théâtre splendide, rendant imposante et belle la cruauté intransigeante du texte. Une diction intense et convaincue pose une parole forte et obstinée, laissant passer les troubles abyssales du personnage. Le corps parle des maux autant que les mots. La silhouette légère s’alourdit par moments par le poids des sentiments éprouvés. La tension et l’émotion nous gagnent de plus en plus pour nous étreindre fortement. La magie du jeu opère, c’est impressionnant, c’est remarquable.
Un texte puissant et intrusif servi par une mise en scène fluide qui s’efface, l’ensemble est sublimé par le jeu époustouflant de sincérité et d’intensité de Nicole Garcia. Un moment de théâtre incontournable.
Spectacle vu le 20 janvier 2022
Frédéric Perez
De Marie Ndiaye. Mise en scène de Frédéric Bélier-Garcia. Décor de Jacques Gabel. Lumières de Dominique Bruguière. Son de Sébastien Trouvé. Collaboration Artistique de Sandra Choquet et Caroline Gonce. Collaboration au jeu de Vincent Deslandres. Costumes de Camille Janbon. Maquillage de Christophe Danchaud. Coiffure de Julien Parizet.
Avec Nicole Garcia.
Jusqu’au 3 février
Du mardi au samedi à 20h00 et le dimanche à 15h00
1 avenue Gabriel, Paris 8ème
01.42.74.22.77 www.theatredelaville-paris.com