Anne-Marie Étienne nous concocte ici une plongée savoureuse et truculente dans l’univers théâtral de Georges Feydeau, l’emblématique auteur de vaudevilles, pourfendeur des comédies trop littéraires, expert omnipotent en satire sociale, roi du rire avec ses traits cinglants, lumineux et illuminés, et ses situations incongrues toujours pourvues d’une implacable et déroutante logique.
L’illustre dramaturge a commis en plus de ses « grandes pièces » (vaudevilles, comédies de mœurs, vaudevilles-opérettes), de ses courtes pièces en un acte (comédies-bouffes, vaudevilles, comédies enfantines, pochades, comédies simples), plus d’une vingtaine de monologues.
Anne-Marie Étienne a la très bonne idée de réunir dans un même spectacle un échantillonnage de ces saveurs avec une courte pièce et trois monologues. Buffet de délices et farandole de rires assurés.
Renouant avec la tradition perdue des « levers de rideaux », nous commençons ce banquet d’humour où l’anachronisme se conjugue à l’absurde par trois monologues : Les Célèbres, L’homme intègre et Un monsieur qui n’aime pas les monologues. Feydeau s’y amuse indubitablement à peaufiner les ciselures de son écriture avec une dérision poussée à l’extrême. Il passe au tamis du ridicule les travers en usage de la bourgeoisie de ses contemporains, le bien-dit et le bien-pensé de l’establishment de son époque. Jusqu’à décrier le monologue en soi, gage d’un humour débridé et corrosif qui ne se prive pas, en plus, d’autodérision.
« Des monologues ! a-t-on idée de cela !... C’est faux ! Archi-faux ! Un homme raisonnable ne parle pas tout seul ; il pense, et alors il ne parle pas ! C’est ce qui le distingue des fous qui parlent et qui ne pensent pas. Admettre le monologue, c’est rabaisser l’humanité ! On devrait le défendre ! cela me rend malade ! »
Après le déferlement des trois diatribes bien senties, nous retrouvons madame Ventroux dans sa tenue légère pour la pièce en un acte célébrissime.
« Le député Ventroux est un homme respectable qui a de l’ambition. Il brigue le portefeuille de la Marine. Seule ombre au tableau : sa femme a la mauvaise manie de se balader en tenue légère dans l’appartement. Il faut l’excuser, il fait chaud. Mais est-ce du goût de son honorable mari, de son valet Victor et surtout de l’important industriel Monsieur Hochepaix, devant lesquels elle ne prend pas la peine de se rhabiller ? »
Ça fuse, ça arrache, ça crie, ça s’énerve, ça se colérise tant, et cela à un rythme fou, que nous en sortons groggy et ravis !
La mise en scène de Anne-Marie Étienne assistée par Amélie Vanrenterghem est limpide et vive, signifiante et totalement à-propos pour servir cet univers loufoque où rien ne peut attendre, ni les personnages qui s’embrouillent dans leurs quiproquos et leurs contradictions, toujours attentifs à la bienséance qui devient risible à chaque coup, ni les situations qui s’enchainent dans une implacable décrépitude indécente des civilités rendues grotesques.
Les comédiens Léonard Bertrand, Manuel Le Lièvre, Dominique Parent et la comédienne Marie Torreton ne se ménagent pas.
Les trois monologues masculins sont délicieusement servis. Ces messieurs jouent de tous les ressorts de la folie douce. De la placidité du raisonneur au dépit de l’incompris en passant par l’exaspération du fort-en-gueule et la bêtise du bienheureux. Ils rivalisent de pasquinade et de drôlerie.
Dans la pièce en un acte, ils et elle se démènent et nous emportent avec une efficacité roublarde dans un capharnaüm infernal, quasi démoniaque et clownesque par moments. Il faut voir la colère érigée en fureur trouillarde du mari (Manuel Le Lièvre, à la puissance de jeu époustouflante) face à la candeur désarmante de son épouse (Marie Torreton, au jeu subtil et finement rusé). La relation entre ces deux personnages est si bien rendue qu’on ne sait plus enfin qui est le sot de l’autre. À leurs côtés, Dominique Parent joue un maire débonnaire à souhait avec ravissement et Léonard Bertrand campe avec bonheur et flegme le domestique et le journaleux. Une fichue belle troupe à l’œuvre, enthousiaste, tonique et hilarante.
Un spectacle tout à fait à l’image de ce que nous pouvions attendre d’une belle soirée avec Feydeau. Avec en prime, la découverte de trois de ses monologues si peu souvent donnés. Une mise en vie réussie et une interprétation admirable. Les ovations du public nous engagent à le recommander : Courez-y, le plaisir de rire vous attend !
Spectacle vu le 21 avril 2022
Frédéric Perez
De Georges Feydeau. Mise en scène de Anne-Marie Étienne assistée par Amélie Vanrenterghem. Scénographie de Nicolas Sire. Lumières de Laurent Castaingt. Costumes de Florence Emir.
Avec Léonard Bertrand, Manuel Le Lièvre, Dominique Parent et Marie Torreton.
Du mardi au samedi à 21h00 et le dimanche à 15h00
75 boulevard du Montparnasse, Paris 6ème
01.45.44.50.21 www.theatredepoche-montparnasse.com