Intéressante illustration du théâtre de Marguerite Duras, théâtre du langage par excellence, cette représentation de la pièce est exemplaire. Les mots chevauchent les messages et nous atteignent, laissant le sensible envahir notre propre imaginaire et s’entremêler à ce qui est dit et montré.
« Suzanne et Joseph évoquent leur enfance marquée par le combat de leur mère dont les projets furent ruinés par la corruption de l’administration coloniale. Arrivée en Indochine en 1912 comme enseignante, Marie Donnadieu arrondit ses fins de mois en jouant du piano dans un cinéma de Saïgon. Grâce à ses économies, elle obtient en concession des terres pour les cultiver. Mais chaque année la récolte est détruite par la mer. »
C’est une échappée ininterrompue de sensations, de déplorations et de colères mais aussi de douceur et de tendresse, égrenés au fil des bribes de souvenirs qui viennent jusqu’à nous pour raconter cette épopée de vie. Entre autobiographie et fiction, le récit de ces deux enfants et de leur mère, pris dans la mélancolie et la blessure d’une immense désillusion humiliante, nous touche et nous trouble par la beauté de son expression et la force de sa douleur.
Romanesque sans doute, documentaire aussi, L'ÉDEN CINÉMA est avant tout une traversée émotionnelle singulière, le temps qu’une famille revive son passé nourri d’espoirs meurtris, échoué sur les récifs des obstacles sociaux, culturels et politiques de la colonisation.
Le parti pris de Christine Letailleur apporte au texte une sensibilité et une atmosphère qui servent efficacement l’univers qui émane de la langue et du récit. Les monologues se mélangent aux scènes jouées, mêlant le présent et le passé, et se floutant dans une imagerie quasi cinématographique. Il se dégage de la narration une beauté d’énonciation impressionnante et soignée qui donne sa puissance au minimalisme et à l’abstraction de la parole si présents dans la dramaturgie de l’intime propre au théâtre de Duras.
Caroline Proust est Suzanne, toute en passion ténue et fragile. Alain Fromager est Joseph, tonique et meurtri. Ils nous montrent avec clarté et un vif engagement la déroute et l’ambiguïté de ces deux enfants plongés dans les contradictions de leur grandissement et attachés au lien maternel qui sublime la figure paternelle absente.
Au centre de toutes les évocations il y a le personnage de la mère, forte de son ambition et folle de ses frustrations répétées, de son bonheur empêché. Cette mère courage, rageuse et rompue est incarnée par l’époustouflante Annie Mercier, véritablement remarquable et envoutante à nouveau.
Et puis il y a Monsieur Jo, l’amoureux éconduit joué par Hiroshi Ota, campé dans une énigmatique discrétion. Un tableau vivant prégnant pour cette narration naturaliste aux atours éthérés évanescents et aux aspects délicats de l’onirisme.
Un spectacle captivant qui donne avec précision le magnifique texte de Duras. Les mots et les jeux nous touchent tant ils s’immiscent et font ressentir les émotions. Un temps fort de théâtre.
Spectacle vu le 19 avril 2022
Frédéric Perez
D’après Marguerite Duras. Mise en scène de Christine Letailleur assistée par Stéphanie Cosserat. Scénographie de Emmanuel Clolus et Christine Letailleur. Lumières de Grégoire De Lafond avec la complicité de Philippe Berthomé. Son de Emmanuel Léonard. Vidéo de Stéphane Pougnand. Costumes de Elisabeth Kinderstuth.
Avec Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota et Caroline Proust.
Jusqu’au 23 avril
Du mardi au vendredi à 20h00, le samedi à 15h00 et 20h00
31 rue des Abbesses, Paris 18ème
01.42.74.22.77 www.theatredelaville-paris.com