Du théâtre expérimental comme on aime, où l’abstraction est poussée aux extrêmes de l’absurde et ouvre grandes les portes de nos imaginaires.
Non content de nous ravir à nouveau pour nous embarquer cette fois-ci dans les contrées improbables, inconnues pour moi, de l’œuvre de l’auteur surréaliste Ghérasim Luca, Christophe Collin ose et réussit encore à nous surprendre.
Il apparait et disparait, de noir vêtu, jouant entre coulisses et plateau, silhouette élastique reconnaissable, voix grave profonde et colorée voguant dans le médium et tâtant de l’aigu, deux tubes gris argentés pour partenaires posés par surprise ici ou là. Dans une scénographie épurée, submergée de vide et de lumières, entre noirs et silences, son visage et ses mains semblent jouer avec notre attention, apparaissant aux côtés des ombres projetées de son corps longiligne que pourtant on aperçoit distinctement si l’on y prend garde.
L’envoutement est total. Le flot et le flux des mots qui s’échappent et s’écharpent nous submergent et nous ballotent dans une gite ininterrompue et absconse. Nous dérivons volontiers, de bouts de phrases en interjections, de substantifs impromptus en verbes conjugués, d’illogismes en allitérations, de métaphores en périphrases, que nous reconstituons tant bien que mal au travers d’un savant hasard de répétitions.
La musicalité extraordinaire tant elle est inhabituelle du débit des sons parlés, de leurs consonances et de leur assemblage forment une poétique qui devient souveraine laissant l’intonation faire sens en absence de message explicite. Un amas hétéroclite à la manière d’un cadavre exquis sans début ni fin, où s’aperçoivent de minuscules cavités de compréhension, minces et sombres objets de désir.
Des rires surviennent tout à coup, on ne sait pas pourquoi. Rires qui s’entendent rarement ensemble aux mêmes moments, aux détours de morceaux pris à la volée que d’aucuns reconnaissent et se font siens, par association d’idées et d’images, d’envies ou de besoins.
L’imaginaire est délibérément à la conduite de l’écoute et du regard d’un public plongé dans l’énonciation des trois poèmes surréalistes en prose (l’Anti-toi, la Voix lactée et Héros-Limite) que Ghérasim Luca publia en 1953.
La prestation de Christophe Collin relève de la performance. Avec une profondeur manifeste et une esthétique théâtrale aboutie, la maîtrise de la voix et du corps est stupéfiante et fait jaillir toute la singularité du texte. Un moment exceptionnel et sans aucun doute mémorable.
Spectacle vu le 12 novembre 2022
Frédéric Perez
Trois poèmes extraits du recueil Héros-Limite de Ghérasim Luca. Mise en vie et interprétation de Christophe Collin. Collaborations artistiques de Jacques Fontaine et Édouard Bioy.