Quelle découverte !... Le roman "Mercier et Camier" dans une adaptation théâtrale prégnante, drôle et délicieusement envoutante. Après " Premier Amour" et L'Innommable", Christophe Collin et la compagnie « Les Inspirines » nous offrent ici un nouvel opus beckettien détonant et réussi.
Il s’agit bel et bien d’un roman en premier lieu. Un roman qui occupe une place particulière dans l'œuvre de Samuel Beckett, c’est le premier roman qu’il écrit en français, c’est en 1946. Ce roman préfigure les thèmes et les figures de texte qui deviendront emblématiques de son œuvre romanesque et théâtrale. L'absurdité et la vacuité de l'existence, l'aliénation, la solitude et la quête imperturbable d’identité et de sens. Précédant la trilogie célèbre des romans "Molloy", "Malone meurt" et "L'innommable", ce texte annonce aussi les futures pièces emblématiques dans lesquelles des duos magnifiques fileront la narration dans "En attendant Godot" et "Fin de partie".
« Mercier et Camier ont un projet, partir en voyage. Pas l’ambition de faire des milliers de kilomètres, non. L’Irlande, leur patrie, suffira mais une espérance, une perspective de vie même, un ‘‘en avant’’, dans la joie du compagnonnage, en quête d’un essentiel à élucider, sans précipitation excessive. »
La pièce est composée de neufs fragments choisis parmi les deux cents pages du roman. D’une théâtralité inouïe, rehaussée par une façon d’excellence. Le récit se déroule dans une atmosphère de résignation irritée masquant à peine une désolation fondamentale. Le fameux et reconnaissable style d'écriture de Beckett, caractérisé par une prose minimaliste, souvent crue et triviale, quasi expérimentale, porte à nouveau ici cette attention singulière à la condition humaine dans un contexte aux atours post-apocalyptiques. Et encore et toujours ces mots, ces mots-dits, ces mots-images, ces mots d’illusion et de réalité.
Le vide et la présence s’alternent, le silence et la parole se répondent. Beckett compose ici un précis de poétique dialogale qui, s'il fait une irruption inattendue dans un roman, fait éclat dans la théâtralité qu'il permet.
Christophe Collin, que nous pouvons désormais considérer comme un des spécialistes contemporains de la dramaturgie beckettienne, nous délecte avec ses comparses de cette adaptation scénique magistrale du roman. Les mots jaillissent et envahissent le plateau, résonnent et raisonnent sur le fil de notre imaginaire bousculé par la pensée de la parole. Si la raison recherche le sens, l'émotion en surgit et fait place aux sensations. Il y a dans cette inédite et percutante représentation théâtrale un univers spécial, baigné d'humour, fait d'intime et de néant, de couleur et d'ombre, d'irréalisme et de naturalisme surréel.
La sobriété et l’inventivité de la mise en scène honorent le mot. Les mouvements le servent. Les silhouettes tout en plasticité des personnages aussi, et deviennent ainsi des accessoires indispensables qui font habilement giter la narration dans un perpétuel burlesque qui vient surprendre l’écoute et le regard.
Les comédiens Édouard Bioy, Gaëtan Bonhomme, Christophe Collin et Damien Jacob sont tout simplement épatants. Ils maitrisent avec aisance le fil discursif et le schéma narratif grâce aux nuances et aux intensités des voix, jouant des intonations et des timbres pour colorer l’ensemble. Et grâce à la maîtrise impeccable des postures et des interactions. Ils ravagent notre curiosité de bout en bout, nous cueillant d’emblée et nous transportant dans ce spectacle audacieux et merveilleux.
C’est véritablement brillant. Un spectacle incontournable que je recommande vivement. Attention, quelques dates seulement pour cette pépite !
Spectacle vu le 11 mai 2023
Frédéric Perez
Création collective dirigée par Christophe Collin. Collaboration artistique de Marjorie Hebrard.
Avec Édouard Bioy, Gaëtan Bonhomme, Christophe Collin et Damien Jacob.