Un spectacle à l’ingéniosité espiègle et au résultat délibérément déluré. Un moment de théâtre surprenant et agréable.
Quelle bonne idée de rassembler deux auteurs emblématiques de la culture russe de la fin du 19ème et du début du 20ème siècles pour dérouler le regard perçant sur les individus et la satire sociale de Anton Tchekhov combinés à l’humour noir et acide montrant du doigt l’absurdité de la vie quotidienne de l’avant-gardiste Daniil Harms aux piques étrangement décalées et aux accents surréalistes.
« Tchouboukov aimerait marier sa fille, mais tout est compliqué… Surtout quand son voisin s’en mêle. La veuve Popova vit recluse. Soudain, elle reçoit la visite d’un homme rustre et colérique. Se remettront-ils de cette rencontre ? »
Les deux pièces de Tchekhov « Une demande en mariage » et « L’ours » sont parsemés « d’Incidents » incongrus de Harms, poussant la dramaturgie piquante et insolemment farcesque de l’un vers l’outrance délirante à la folie teintée parfois de mélancolie de l’autre. C’est très bien vu et très bien fait.
Verbes hauts au lyrisme emphatique, cris de fureur et de colère pour petites prétentions et grandes lâchetés, traits absurdes et saillies incohérentes, rien n’est oublié ni laissé au hasard dans cette adaptation réussie de François Podetti qui compose ici des récits drôles et détonants, au cynisme assumé, dont le cheminement rebondissant et allègre est un véritable petit plaisir gourmand. La vie quotidienne, les conventions sociales, les relations de pouvoir sont passés au crible de leur grotesque, de leur vacuité profonde et de leur inutilité au bonheur.
Et on en rit, ravis et pris par ces narrations qui s’enchevêtrent et nous dessinent un commun qui nous parle, tant il n’est pas si loin de nos habitus et ce, quand bien même si la démonstration volontairement exagérée sème un parfum étrange, drôle et déroutant comme le sont ces entrées de clowns tristes qui font exploser tout à coup leur délire et le transforme en une farandole burlesque.
La mise en scène de François Podetti est agile et précise, savamment élaborée. Il apporte dans la mise en place et la direction de jeux une dimension étonnante conduisant au-delà de l’académisme habituelle les deux farces célèbres. Le comique à son extrême vient bousculer violemment le grotesque, les instants suspendus tout le long fleurent l’onirisme mélancolique. Il y a comme un message sous-tendu permanent dans la composition de l’ensemble, comme un second degré à ressentir plus intimement au-delà du premier qui nous embarque d’emblée dans ce spectacle aux apparences déjantées.
Les comédiens Rémy Breteau, Sophie Lelarge, Maïna Louboutin, Pascal Millet, François Podetti et Michelle Sevault, à l’énergie débordante et nuancée, toutes et tous à l’aise dans leurs rôles, nous cueillent et nous surprennent. Tous les jeux sont justes et fluides et nous embarquent sans à-coups dans ce délire ambiant, savoureusement drôle et intriguant. Un spectacle de troupe qui fait mouche.
Plaisir de rires et de sourires devant ces tableaux vivants divertissants et surprenants qui nous plongent dans la littérature théâtrale russe d’une autre époque, où le réalisme et le symbolisme côtoient le surréalisme naissant. Un moment de théâtre drôle et riche de sensations multiples.
Spectacle vu le 14 mai 2023
Frédéric Perez
D’après les œuvres de Anton Tchekhov (L’Ours et Une Demande en mariage) et Danill Harms (Incidents). Adaptation et mise en scène de François Podetti. Musique de Viktor Tsoï.
Avec Rémy Breteau, Sophie Lelarge, Maïna Louboutin, Pascal Millet, François Podetti et Michelle Sevault.
Les jeudis à 20h45 et les dimanches à 18h00
15 rue du Maine, Paris 14ème
01.43.27.88.61 www.guichetmontparnasse.com