Thomas Bellorini propose ici une version singulière de la dernière pièce du dramaturge Anton Tchekhov, écrite de 1901 à 1903, créée en 1904. Le théâtre de Tchekhov prend ici les atours de longues logorrhées introspectives parsemées d’éclats, où les répliques prennent souvent la forme de monologues entrecoupés attribuant aux scènes d’ensemble le statut de pauses interstitielles entre les propos. Le spectacle s’impose à nous, s’infiltrant dans les profondeurs de la raison qui s’émeut et montrant les facettes éclatantes et obscures de la mélancolie slave qui draine tout le long les aléas heureux ou malheureux du souvenir et de ses torrents de nostalgie.
« La Cerisaie est vendue, c’est fini, c’est vrai, c’est vrai, mais ne pleure pas Maman, il te reste ta vie, il te reste ton âme bonne et pure… Viens avec moi, partons d’ici, partons !… Nous planterons un nouveau jardin plus beau que celui-ci, tu le verras, tu le comprendras, et la joie, une joie calme et profonde descendra dans ton âme, comme le soleil du soir, et tu souriras Maman ! »
Nous baignons dans l’univers de Tchekhov qui s’emploie à dépeindre ses personnages dans leur quête d’aspiration à un avenir meilleur, malgré les obstacles qui se dressent devant eux et grâce à leur inlassable croyance dans les vertus insouciantes de l’instant. La conjugaison complexe et audacieuse d’un passé brisé avec un présent plein d’espoir ; la société russe qui change ; une aristocratie appauvrie qui peine à laisser place à une bourgeoisie qui s’installe ; l’abolition du servage. Autant de traversées dans la bascule du temps, que la fiction illustre.
La mise en vie de la pièce offre un spectacle riche et rebondissant où l’intime se joue du social sans l’estomper et extrapole les contextes pour les rapprocher de l’universel. Une mise en vie qui sublime les pulsions de vie et de mort que charrie la narration. Dans une même situation la peine succède à la joie, le chagrin à l'euphorie. Les signes du bonheur cheminent aux côtés de ceux du malheur jusqu’à se confondre et se colorer de mélancolie.
Un esprit forain traverse le récit en le piquant de quelques tours de magie, d’une prestation de trapéziste et de plusieurs parenthèses musicales festives aux tonalités de fanfare. La musique est par ailleurs omniprésente et enveloppe l’ensemble d’un voile duveteux. Un décor et une scénographie dépouillés confortent une esthétique symbolique qui œuvre à l'ouverture des fenêtres de l'histoire vers des champs oniriques parfois éthérés. Des accessoires posés ici ou là signifient les lieux : Un tapis de feuilles mortes à l’avant-scène, du mobilier de salon, un piano, une balançoire, des malles ; un rideau translucide qui sépare l'espace des musiciens en fond de plateau ; au dernier acte, des barres métalliques horizontales qui scindent à différentes hauteurs le cadre de scène. Autant de dispositifs qui viennent structurer l’espace sans l’illustrer d’un réalisme qui empêcherait l’imaginaire du spectateur de se construire en s'imprégnant de ses sensations personnelles.
L’interprétation par la quinzaine d’artistes au plateau s’inscrit avec engagement dans la forme donnée à cette pièce reconnue pour être une présentation aboutie du théâtre de Tchekhov. Chacune et chacun se conforment aux rôles dessinés et donnent une occasion de décliner les thèmes chers à l’auteur. Des états d’âmes aux descriptions sociétales, des situations légères ou graves, permettant aux personnages d’évoluer dans leurs univers où le naturalisme et le poétique se côtoient jusqu’à se combiner.
Un spectacle aux allures circassiennes où la mélancolie appuyée de la pièce se répand tout le long. Le sombre menant combat à la lumière.
Spectacle vu le 23 avril 2024
Frédéric Perez
De Anton Tchekhov. Traduction André Markowicz et Françoise Morvan. Mise en scène et direction musicale Thomas Bellorini, Collaboration artistique Hélène Madeleine Chevallier
Création costumes Séverine Thiébault. Création lumière Thomas Bellorini et Marc Gingold. Création son Nicolas Roy. Musique Jean-Sébastien Bach, Thomas Bellorini, Cole Porter, Zsuzsanna Varkonyi.
Avec Fabien Ardiri, Samy Azzabi, Elisa Berr, Jérémy Breut, Xavier Brière, Brenda Clark, Edouard Demanche, Christabel Desbordes, Jean-Christophe Frèche, Stanislas Grimbert, François Pérache, Marie Seguin, June Van Der Esch, Zsuzsanna Varkonyi.
Jusqu’au 11 mai (voir les dates et les horaires sur le site du théâtre)
www.theatremontansier.com/event/la-cerisaie