TOUTE NUE au théâtre de La Tempête

Quand la verve de Georges Feydeau rencontre la crudité borderline de Lars Norén et l’ironie transgressive de Virginie Despentes, les situations se retrouvent poussées aux extrêmes de leurs délires combinés. Le délire de folie de Feydeau s’élargit du délire de violence cynique de Norén, notamment. Voici venir des impressions progressivement stupéfiantes et intrusives, burlesques voire clownesques qui ne nous choquent même pas tant la transposition des thèmes feydoliens trouvent ici logiquement leur valeur modernisée qui semble implacablement évidente et avérée.

L’adaptation de Émilie Anna Maillet nous concocte une version trépidante et sans césure (à la Feydeau) mélangée malicieusement et adroitement avec une version impertinente et agressive (à la Norén) des comiques de situation et de répétition. Partant de l’argument de « Mais n’te promène donc pas toute nue », tout part en vrille. Nous assistons aux triturations des propos initiaux qui deviennent peu à peu des élucubrations redoutablement hilarantes et terriblement vraisemblables telles qu’on peut l’imaginer et l’admettre aujourd’hui.

Les codes langagiers utilisés et les évocations contemporaines sociétales comme l’impudeur frontale au parfum provocateur qui parsèment volontiers les dramaturgies actuelles font mouche et nous percutent à chaque coup. Les thèmes traversés piquent et touchent. De la condition féminine au sens de la place faite aux femmes dans la sphère sociale, aux compromissions politiciennes et à l’hégémonie sexiste dans les rapports de domination interpersonnels ou intergroupes, jusqu’à la quête de surexposition de son image publique, tous ces thèmes brulants de cynisme et de vérité se retrouvent extrapolés à l’envi avec éclat et brillance dans un récit théâtral qui s’effrite vite et devient totalement déjanté et percutant.

La mise en scène bondissante de l’autrice emprunte par moments la vidéo pour exposer les actions et les échanges à la manière de reportages journalistiques et utilise une scénographie inventive et surprenante pour illustrer les exagérations textuelles débridées et les effets burlesques qui se succèdent en cascade. Et puis il y a cette batterie au milieu du plateau dont le musicien joue pour colorer les semonces des répliques qui tournent en boucle et accompagner les charges émotionnelles des situations. C’est superbe, il y a de la beauté cynique et dérangeante dans l’esthétique d’ensemble qui éclabousse (le mot est pesé, vous verrez bien) et envahit l’écoute et le regard.

L’énergie de la troupe est spectaculaire. Tout en puissance d’interprétation et en crédibilité de nuances, Arthur Chrisp, Sébastien Lalanne, Denis Lejeune, Marion Suzanne et François Merville nous ravissent dès le début et ne nous lâchent pas. Elle (Marion Suzanne, majestueuse dans le rôle de Clarisse) et ils sont convaincants, autant pernicieux qu’espiègles à leurs tours pour des rôles qui demandent une entièreté d’engagement et une subtilité dans les jeux. C’est un régal. Bravo et merci.

Une proposition intelligente et insolente pour un spectacle extrêmement drôle et magnifiquement joué. À déguster avec intérêt et gourmandise. Courez-y !

Spectacle vu le 19 mai 2024

Frédéric Perez

Adaptation et mise en scène de Émilie Anna Maillet d’après « Mais n’te promène donc pas toute nue » de Feydeau ; des extraits de « La Veillée », « Détails », « Démon » et « Munich-Athènesé de Lars Norén ; un extrait de King Kong théorie de Virginie Despentes. Scénographie Benjamin Gabrié. Lumières et régie générale Laurent Beucher. Cadrage vidéo Noé Mercklé. Vidéo Jean-François Domingues, Maxime Lethelier. Réseau Thibaut Le Garrec. Musique François Merville.

Avec Arthur Chrisp, Sébastien Lalanne, Denis Lejeune, Marion Suzanne et François Merville. Et la participation vidéo de David Migeot, Fabrice Pierre et François Kergoulay.