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Il y a dans ce spectacle un frisson diffus qui se propage tout le long, dans une progression calculée. Une manière presque insidieuse et nonchalante de dérouler une émotion brute, une poésie sombre piquée d’humour noir.

« Derrière ses valses et ses gâteaux, la somptueuse Vienne dissimule mal son passé intolérant et trouble. Dans cette capitale de la musique, débarque le jeune pianiste prodige venu vivre son rêve d’étudier avec le grand professeur Schiller. Il aura plutôt droit au déclinant professeur Mashkan qui, de surcroît, enseigne le chant ! Deux hommes que tout oppose, l’un avec un lourd passé et l’autre à la découverte du sien. »

Vieilles chansons maléfiques, adapté et mis en scène avec une précision feutrée par Thomas Joussier, convoque la mémoire dans ce qu’elle a de plus ambigu, sa capacité à survivre dans les aspects dérisoires, les rengaines anodines, les airs oubliés qui refusent de mourir. C’est sur cette corde raide que chemine le texte de Jon Marans, qui floute l’intime pour mieux tendre vers le politique, l’historique et rejoindre l’indicible vérité.

Deux hommes sur scène, le professeur Mashkan joué par Tom Novembre, silhouette longiligne au port cabossé, qui remplit le plateau avec une voix de granit et de pluie, et Stephen Hoffman, joué par Nicolas Verdier, ardent, presque trop net, trop droit, comme s’il n’avait pas encore été mordu.

Au fil de leurs échanges souvent houleux, ils vont mettre à jour une réflexion poignante sur la musique comme langage universel, sur la transmission entre des êtres marqués par l’histoire, et sur la capacité de l’art à dépasser les silences et les blessures du passé.

Tom Novembre est bouleversant. Sans pathos ni effet, il fait surgir les spectres, les ambivalences. Son personnage n’est jamais un témoin manifeste, il incarne un monde incapable de trancher entre la mémoire et l’oubli. Nicolas Verdier, tout en finesse et impatience mêlées, est l’interrogateur, le contemporain qui cherche un sens, une transmission, une réponse. Il se heurte à l’insupportable complexité des faits. Leur duo est organique, mouvant, parfois dérangeant. Ce n’est pas un théâtre qui rassure. C’est un théâtre qui interroge et qui creuse.

Le dispositif est sobre. Un piano dans un studio façon vieux salon, un pupitre, un canapé, un vieux tourne-disque. Des silences qui tombent comme de la poussière. Joussier n’illustre pas, il convoque. Chaque chant, interprété avec une intensité presque inquiétante, devient un objet de dissection. On y entend la douceur des mots, les harmonies rassurantes et comme l’écho sinistre d’un peuple qui chantait pendant que les trains roulaient. Le spectateur est pris dans une double écoute, celle de la mélodie d’abord et celle de ce que la mélodie recouvre.

La grande réussite de la mise en scène réside dans ce refus du spectaculaire. Pas de projections, pas de cris intempestifs, juste les voix, les chansons, les regards. Et bien sûr, il le fallait, ces éclats de colère et de rage quand le récit se heurte à l'évocation de la politique autrichienne de l'élection de néonazis à la tête du pays.

L’histoire prégnante de cette rencontre nous interpelle. Ce moment d’étrange beauté nous captive. Dans cette confrontation entre un jeune Américain et un vieux Viennois, nous sommes percutés par le choc de deux cultures, entre un juif qui ne tente d'assumer son ascendance et le second qui vit hanté par son passé parmi ses regrets et ses secrets. 

Vieilles chansons maléfiques nous dit avec adresse combien se souvenir, c’est se confronter à ce qu’on préférerait ne pas entendre. Une narration qui illustre par ailleurs, et c’est saisissant, la puissance du pouvoir de la main tendue vers l’autre. Un très beau temps de théâtre.

Spectacle vu le 18 juillet 2025

Frédéric Perez

 

De Jon Marans. Adaptation et mise en scène de Thomas Joussier. Scénographie de Jean-Michel Adam. Création lumière de Jacques Rouveyrollis. Collaboration artistique de Rūta Lenciauskaite.

Avec Tom Novembre et Nicolas Verdier.

 

Photo © DR

Photo © DR

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