Édouard se souvient de tout dit-il mais se rappelle de peu de choses… Peu à peu, nous voyons son état s’installer dans un monde irréel tissant des liens ténus avec la vraie vie. Le monde de l’étrange et lente dépossession de son autonomie, de son identité et de son histoire. Un monde où ce qui pourrait ressembler à de la sénilité est une maladie.
Comme il semble serein Édouard, face à cet abyme qui l’attend, même s’il prend ombrage parfois de ce qui lui résiste. Il s’amuse souvent de son entourage qui s’émeut ou s’échappe, quand ce n’est pas ou contraire de leurs prévenances qu’il ne comprend pas toujours.
Édouard se souvient de tout répète-t-il mais ne se rappelle plus rien… D’abord, il y a ces trous de mémoire puis les oublis, puis les trous noirs et les confusions dont on rit. Arrivent ensuite ces moments de troubles qui se répètent et s’installent justement là où le désir de vivre comme avant et de continuer à être celui qui fut, se mélangent aux reliquats du passé qui surgissent et aux besoins instantanés qui veulent être assouvis aussitôt.
Il bouscule profondément son entourage sans le vouloir. Il rencontre et reconnait progressivement sa maladie comme une compagnie avec qui faire le chemin restant, une forme iconoclaste de résilience. L’humour de cet homme qui fut un brillant universitaire l’accompagne toujours, parsemant ce qu’il dit de moments de douce tendresse et de folle drôlerie, de tristesse aussi.
Bien sûr, son épouse, sa fille et son compagnon, ainsi que la jeune fille de celui-ci traversent avec une émotion palpable et communicative les réminiscences qui surgissent dans les rencontres avec cet homme qui s’en va, avec celui qu’il devient, celui avec qui parler ou écouter se mélangent et se répètent.
Un texte de François Archambault, paru en 2014, touchant et discret, dessinant une histoire que nombre d’aidants familiaux, de parents et d’amis vivent ou vivront. Une histoire où il ne semble pas possible d’éviter le transfert conscient ou pas.
L’adaptation théâtrale de Philippe Caroit soigne la distanciation sans trahir l’argument. Le pathos est évité. Reste une très belle histoire d’aujourd’hui.
La mise en scène de Daniel Benoin apporte des illustrations visuelles et sonores qui renseignent, ce que le texte ne dit pas, sur l’univers fantasmagorique et quasi onirique que l’on devine proche de la confusion mentale du personnage central. C’est très adroit dans ce qui semble être implicitement désigné comme une imagination de l’imaginaire des personnes atteintes par cette pathologie d’Alzheimer (dont la dénomination n’est jamais prononcée). Les jeux sont simples et sans appui.
Patrick Chesnais incarne Édouard avec un sobriété et une délicatesse qui ne vont pas chercher l’émotion, nous laissant le soin de la ressentir. Une interprétation magistrale dans l’épure et le naturel. Nous montrant une nouvelle fois que Patrick Chesnais est un grand comédien.
La distribution n’est pas en reste. Nathalie Roussel, en épouse digne et touchante, nous fait bien comprendre que son Édouard n’est plus et qu’il ne reste que les souvenirs pour maintenir les liens de l'amour. Frédéric de Goldfiem joue avec efficacité le compagnon de leur fille, pris d’affection pour Édouard. Émilie Chesnais (troublante) et Fanny Valette (émouvante) sont toutes les deux riches dans leur interprétation.
Une pièce au sujet traité avec élégance et discrétion. Un spectacle agréable où le rire se fait souvent sourire et où l’émotion jaillit par moments, admirablement interprété.
Spectacle vu le 12 septembre 2018,
Frédéric Perez
De François Archambault. Adaptation de Philippe Caroit Mise en scène de Daniel Benoin assisté de Alice-Anne Filippi Monroché. Scénographie de Jean-Pierre Laporte. Costumes de Nathalie Bérard-Benoin. Lumière de Daniel Benoin. Vidéo de Paulo Correia.
Avec Patrick Chesnais, Emilie Chesnais, Frédéric de Goldfiem, Nathalie Roussel et Fanny Valette.