Quel spectacle envoutant, troublant nos pensées et notre affectivité, les baignant d’émotion. Touchant au cœur, soufflant sur les braises du désir et frissonnant de la chaleur de l’amour.
Quelle théâtralité surprenante et extraordinairement prégnante.
Quel moment !...
Nous sommes happés par le récit poignant. Captivés par ce que nous voyons et imaginons, tout près de là où se logent les affects de la passion. Fascinés par ce qui est dit et ce que nous entendons, tout en beauté, recevant ces sons mêlés de musiques qui se mélangent aux images et qui viennent si loin profond nous toucher.
Une perle brillante que ce moment rare de théâtre qui touche au mémorable tant la magie qui opère sur le plateau est habile et nous emporte.
Ce 29 aout 1997, le vieux Bjarni Gíslason est de retour sur sa terre d’Islande.
« Mon neveu Marteinn est venu me chercher à la maison de retraite. Je vais passer le plus clair de l’été dans une chambre avec vue plongeante sur la ferme que vous habitiez jadis, Hallgrímur et toi. »
Vibrant de souvenirs et de sensations toujours présentes, encore si vifs qu’ils en sont pathétiques, Bjarni répond enfin à la lettre de Helga.
Helga, la seule femme qu’il a aimé dans sa vie, le temps d’une courte et intense période de leur jeunesse, qu’il a connue ici et qui est partie à la ville attendant en vain qu’il la rejoigne.
Amour adultérin passionné, naissance de leur fille Hulda, possibilité de fuir ensemble leurs mariages échoués, laissant derrière eux cette terre emplie de regards hostiles, de rumeurs et de douleurs. Un amour enfin libre, un nouvel avenir mais non, Bjarni n’a pas suivi, il n’a pas pu, ses hésitations ont tu l’espoir d’une autre vie.
« Quitter la campagne où mes ancêtres avaient vécu depuis un millénaire, pour travailler dans une ville où l’on ne voit jamais l’aboutissement du travail de ses mains ? Ici à la campagne j’ai eu de l’importance. C’est ici, au pied de la colline de Ljósuvöllur, qu’il fallait que je reste. Je n’avais pas le choix. Le choix t’appartenait. Le choix t’appartient. Et je suis à toi. Toujours. »
Alors cet homme simple et sensible, frustre et brusque, comme taillé dans la lave pétrifiée de sa terre natale, à l’aube de sa mort, prend le temps d’écrire cette lettre à Helga, de revivre en les décrivant les prémisses et les ébats de cet amour impossible et si fort, de cette vie empêchée, et de secouer les regrets et les remords pour qu’ils tombent enfin. Il prend le temps de lui dire adieu. Lui écrira-t-il aussi qu’il l’aime ?
L’adaptation théâtrale du roman éponyme de Bergsveinn Birgisson, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson est belle et puissante. Cette étrange confession amoureuse d’un éleveur de brebis islandais est d’une profondeur incroyable. L’écriture est digne et sans concession. La crudité des sentiments côtoie la sensualité des plaisirs charnels dans une magnifique ode à l’amour.
La mise en scène de Claude Bonin et de Bénédicte Jacquard, la création vidéo de Valéry Faidherbe et la scénographie de Cynthia Lhopitallier sont précises, colorées et littéralement surprenantes. On joue dans le grandiose, les effets visuels et sonores sont parties intégrantes du spectacle, sans « trop ni pas assez ».
La création sonore réalisée en direct par Nicolas Perrin offre une présence permanente qui accompagne tous les temps, forts ou intimes, et donne aux propos dits et aux situations évoquées un relief onirique et sensuel, participant à l’envoutement général.
L’interprétation de Roland Depauw relève de la performance. Il nous captive comme un conteur et incarne à la fois Bjarni Gíslason avec profondeur, sensibilité et un époustouflant brio. Du très grand art. Bravo l’artiste et merci !
Un récit bouleversant, une théâtralité originale et réussie, une ambiance musicale prenante, une interprétation imposante et riche. Un moment rare de théâtre que je conseille vivement de ne pas manquer.
Spectacle vu le 3 décembre 2018,
Frédéric Perez
De Bergsveinn Birgisson. Adaptation théâtrale du roman éponyme traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson (éditions Zulma). Mise en scène : Claude Bonin. Assistanat et actions artistiques connexes : Bénédicte Jacquard. Création vidéo : Valéry Faidherbe. Scénographie : Cynthia Lhopitallier. Création Lumière : Vincent Houard.
Avec Roland Depauw. Création Sonore en direct de Nicolas Perrin.