Une pièce qui dépeint une uchronie subversive sous les atours d’une satire sociale à l’humour piquant et au cynisme assumé. Un spectacle surprenant et drôle, singulier et intrusif.
La scène d’exposition place d’emblée une forte tension dans cet entretien qui ressemble à un interrogatoire où une femme questionne avec une domination marquée un homme qui candidate à l’embauche. Premier contact, première rencontre entre Johana la patronne et Raphaël l’employé. Mais quel est ce job ?
Il nous faudra attendre, supputer et se laisser surprendre quand enfin il deviendra évident que nous sommes confrontés à un formidable dévoilement d’une nouvelle forme d’esclavage moderne. Le job est incongru, sorti d’un fantasme de bonheur poussé à l’extrême de sa possession et pourtant, ainsi montré, si probable, si proche des normes qui nous entourent que nous finirions par douter qu’il n’existe pas déjà.
« Pour se libérer de sa charge mentale, Johana s’offre les services d’un ’’homme à penser’’. Cet employé à domicile va apprendre à penser comme elle pour la remplacer en toutes circonstances : dans le business qu’elle gère depuis chez elle, comme dans la gestion des problèmes familiaux. »
Certes la charge mentale, surtout celle des femmes, est un fléau de notre société machiste et productiviste, qui oublie de regarder les autres sans se comparer. Certes, le trop-plein crée le vide, le toujours-plus engendre le manque, cherchant à calmer l’avidité par son assouvissement. Mais là quand-même, Johana, tu abuses ! Seras-tu plus heureuse et sereine, plus riche et prospère, une meilleure mère, une compagne comblée grâce à un « homme à penser » ? À un être de substitution qui prendra ta douleur et préviendra tes risques ? Nous le verrons bien…
Dommage que Freud et Marx ne puissent pas voir ce spectacle. Ils deviseraient sans doute sur les dégâts de la schizophrénie mégalomaniaque ou dépressive et la soumission masochiste à la dépendance d’autrui comme sur l’exploitation de la force de travail pour le profit des finances et ici aussi du bien-être d’une entrepreneuse déroutée et déroutante, d’une femme en péril qui met en péril.
Le texte de Stéphane Robelin est descriptif. Il soigne la situation plus que la parole, laissant aux personnages le soin de nous faire ressentir les enjeux, les tiraillements, les écarts. Sa mise en scène est en cohérence, faisant glisser les habitus et les manies sans les charger d’effets, les jeux les montrent suffisamment (ah, ces verres à demi pleins et cette plante assoiffée !). La scénographie de David Bersanetti, la musique de Antoine Robelin et la vidéo de Ludovic Lang contribuent avec efficacité à créer un univers à la froidure futuriste, dépouillé d’éléments signifiants, favorisant ainsi l’onirisme possible du regard.
L’interprétation des rôles principaux est colorée. Lionel Nakache est un Raphaël remarquable, au jeu nuancé et particulièrement convaincant. Sophie Vonlanthen campe une Johana toute en force, même dans ses craquages. Ils présentent tous les deux un duo-duel équilibré et réussi. Philippe Chaine, Juliette Marcaillou et le jeune Tom Robelin complètent la distribution avec cohérence.
Un spectacle à la dimension politique comme on aime. Un argument détonant. Des situations qui viennent nous déranger là où il faut réfléchir. Une mise en vie adroite et efficace. Des jeux prégnants et crédibles. Un bon spectacle à découvrir.
Spectacle vu le 20 novembre 2022
Frédéric Perez
Texte et mise en scène de Stéphane Robelin. Scénographie de David Bersanetti. Musique de Antoine Robelin. Création Vidéo de Ludovic Lang.
Avec Philippe Chaine, Juliette Marcaillou, Lionel Nakache, Tom Robelin et Sophie Vonlanthen.
Du jeudi au samedi à 21h0 et le dimanche à 17h00
7 rue Véron, Paris 18ème
01.42.33.42.03 www.manufacturedesabbesses.com