Un spectacle fort par le message qu’il présente à notre regard et notre écoute, interpellant notre réflexion à la manière d’une fable sociale implacable. Un spectacle qui relève du théâtre social et politique auquel l’auteur Florian Pâque nous a habitué, qui n’oublie pas d’être captivant, floutant d’une poésie d’énonciation sa narration subtile et attrayante.
« Sur le toit de la Grande Tour, Antoine regarde les horizons qui s'échappent devant lui. Il rêve de s’envoler loin de sa ville où tous les citadins, vus du ciel, semblent des fourmis à l’ouvrage, toutes identiques, pressées et oppressées. Pour Antoine, l’échappatoire serait de devenir chauffeur indépendant et de travailler pour « La Plateforme », une application mobile dont les publicités inondent les réseaux et promettent à ses nouveaux utilisateurs des conditions de travail idylliques et de grandes perspectives de changement… »
Antoine s’engouffre dans cette coulée d’espérance, cette tentative d’échappée, comme une magnifique et audacieuse bravade à une destinée de fourmi parmi les autres fourmis, dociles et travailleuses, sans destin merveilleux ni bonheur possible. Livré à une condition de soi subordonnée, quelle place sera celle d’Antoine dans la société ?
Cette société qui, dans les deux dernières décennies, enchaine les mutations prescrites ou volontaires, voit les modes et les désirs de consommation se transformer radicalement. Parallèlement, et c’est sans doute le penchant inéluctable de cette évolution que cette pièce éclaire particulièrement, de nouvelles aspirations face au travail voient le jour. L’emploi suit ce mouvement « dit » libérateur où se sont créés de nouvelles formes d’échange d’argent contre l’acte de production dans une "économie à la demande" dite aussi " économie des petits boulots", bousculant ainsi les modèles traditionnels du travail.
Antoine arrivera-t-il à réussir sa percée ? conjurera-t-il une destinée inéluctable ? sortira-t-il vainqueur de ce combat au panache incertain ?
Le propos et la façon de cette pièce nous font traverser ces questionnements, nous montrant leur contexte, notre contexte. Nous ne pouvons pas ne pas identifier nos propres expériences dans ce miroir géant dans lequel tous les doubles inversés nous réfléchissent.
La mise en scène épurée et ingénieuse de l’auteur donne une puissance à l’interpellation et une exposition spectaculaire édifiante, tamisant de ludique la représentation du réel par des effets de minimalisme du décor, comme pour mieux nous faire comprendre notre innocence et notre vulnérabilité.
L’interprétation de Florian Pâque et de Nicolas Schmitt est remarquable. Ils s’emparent du texte avec un engagement et une précision formidables, les propos deviennent évidents, le message passe.
Un spectacle qui donne la parole aux invisibles de notre société, pour ne pas oublier de les voir, pour ne pas laisser la marée nous engloutir. On en sort étourdis par cette réalité sociale aussi bien montrée, servie par une mise en vie impeccable à la théâtralité particulièrement aboutie. Je recommande vivement ce spectacle.
Spectacle vu le 14 juillet 2023,
Frédéric Perez
Texte, mise en scène et scénographie de Florian Pâque. Lumières et création vidéo de Hugo Fleurance. Son de Camille Vitté. Costumes de Jérémy Vitté. Masque de Christian Pâque.
Avec Florian Pâque et Nicolas Schmitt.
https://www.lucernaire.fr/theatre/fourmi-s/