Cette pièce de Jean Anouilh, qui a connu à sa création en 1956 un grand succès populaire associé à une polémique retentissante, est devenue au fil du temps une figure emblématique du théâtre de la dénonciation sociale et des vérités historiques trop vite érigées en exemple.
Remonter cette pièce aujourd’hui, à distance de son contexte initial, c’est faire parler en résonnance contemporaine les questions de compromission et de trahison, des jeux de pouvoir pour soi ou son clan, des combats d’egos et de valeurs. Le spectacle devient ici une éclatante réussite troublante d’à-propos.
« Dans une petite ville de province, un groupe d’amis de la bonne société se donne rendez-vous pour un « dîner de têtes ». Chacun doit se faire la tête d’un grand personnage de la Révolution française. André Bitos, fils du peuple devenu magistrat incorruptible et vertueux, est l’invité d’honneur : il jouera Robespierre. Mais il semble que l’objectif de cette soirée ne soit pas uniquement de refaire l’histoire de France... »
On se délecte de l’écriture du célèbre auteur qui appuie son intention satirique sur une association dramaturgique significative. Il ose représenter l’Épuration de 1944 en l’assimilant à la Terreur Révolutionnaire de 1793, deux périodes agitées de l’histoire de France. La violence civile au nom de la pureté et de la justice vengeresse y est dépeinte, rappelant ces périodes meurtrières dans leur dimension abjecte et mortifère.
Mais nous sommes au théâtre, là où Anouilh excelle avec ses personnages qui nous interpellent en nous provocant. Là où les situations dans lesquelles ils évoluent viennent nous surprendre en nous plongeant dans un univers grinçant, toujours révélateur des bassesses fielleuses de gens calculateurs qui poussent leur avantage devant leur honneur. L’humour acerbe et cynique de Anouilh pique tout le long la progression narrative de son jeu de rôles qui va et vient dans le temps, entremêlant une histoire prégnante dans l’Histoire, du théâtre rebondissant dans le théâtre.
Cette pièce-phénomène est mise en vie avec autant de sensibilité que d’éclats par la mise en scène de Thierry Harcourt. Un juste équilibre est réalisé entre le fil discursif du récit et la peinture des personnages qui le vivent. Le rythme énergique apporté comme les centrages plus calmes sur les moments de trouble et de doute de chaque protagoniste colorent l’histoire d’un balancement étourdissant entre l’humain et le monde qui l’entoure. Regards sur les peines et les fragilités, écoutes sur leurs échos dans l’environnement. Les décors de Jean-Michel Adam créent l’univers sombre correspondant à l’austérité de l’argument. Les jeux de lumières de Laurent Béal répandent ou préviennent les effets et accompagnent tout le long les nuances émotionnelles des situations.
La remarquable distribution qui s’empare de cet ouvrage édifiant nous emporte très vite dans cette avalanche de coups portés, de blessures béantes et de meurtrissures rentrées. Une incroyable intensité se tisse de la délicatesse et de l’énergie que les comédiennes et les comédiens montrent de leurs personnages. Une puissance de jeu détonante se dégage de leurs échanges. Sincérité et efficacité sont les maîtres-mots de leurs interprétations.
Maxime d’Aboville joue Bitos, il illumine la pièce. Il sait être émouvant et drôle touchant au farcesque dans le ridicule dans lequel les autres personnages l’emprisonnent. Adel Djemai, Adina Cartianu, Clara Huet, Francis Lombrail, Adrien Melin, Etienne Ménard et Sybille Montagne, taillent chacune et chacun leurs parts de succès dans la composition fine et complémentaire de leurs rôles. Un travail de troupe exemplaire.
Un spectacle impressionnant, admirablement interprété, qui propose une représentation fluide et agréable du texte exigeant de Jean Anouilh. On y rit et on s’y fait surprendre. À voir sans aucun doute pour le plaisir de découvrir cette pièce rarement jouée. Je recommande !
Spectacle vu le 9 février 2024
Frédéric Perez
De Jean Anouilh en collaboration avec Nicole Anouilh. Mise en scène de Thierry Harcourt. Décors de Jean-Michel Adam. Lumières de Laurent Béal. Costumes de David Belugou. Musiques de Tazio Caputo. Assistante mise en scène Clara Huet.
Avec Maxime d’Aboville, Adel Djemai, Adina Cartianu, Clara Huet, Francis Lombrail, Adrien Melin, Etienne Ménard et Sybille Montagne.
Du mercredi au samedi à 19h00 et le dimanche à 17h30
78 bis boulevard des Batignolles, Paris 17ème
01 43 87 23 23 www.theatrehebertot.com