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La pièce de l’autrice espagnole Lluïsa Cunillé nous plonge dans un récit aux nombreux possibles. Les ombrages de la narration nous enveloppent aussitôt, entretenant une atmosphère énigmatique. L’écriture interpelle et fouette tout ce qui est projeté entre le spectateur et les personnages.
« Ulysse est un ingénieur immigré. Il ne sait s’il doit rester vivre dans la ville occidentale qu’il est en train de bâtir ou reprendre son périple pour retourner chez lui auprès de sa famille. Aux confins de cette cité en perpétuelle mutation, il rencontre une femme dont l’identité s’avère tout aussi changeante. C’est Électre qui revient des funérailles de sa mère. C’est Phèdre qui est tombée amoureuse de lui. C’est Médée qui sort de prison après y avoir passé dix-sept ans pour le meurtre de ses enfants. C’est Antigone, la sœur d’un terroriste traqué par la police. »
Il y a Lui(s) et il y a Elle(s). Des rencontres fortuites qui prennent les tournures d’une lutte existentielle contre le désemparement et les doutes qui les mine, cinglée du malheur qui semble les envahir et de cette idée de mort qui rode tout le long. Une lutte qui peut être sourde ou violente mais profondément essentielle. Chacun, muré dans un isolement qui craquèle, est animé par une quête impalpable à la manière d’une âme errante qui cherche à sortir du labyrinthe qui l’emprisonne. Un labyrinthe dans le décor d’une ville en reconstruction, elle, qui laisse au passé ses belles figures de jeunesse et ses moments de bonheur.
Ulysse(s) nous montre le sort d’un homme étranger à lui-même, celui de l’immigré qui ne sait pas où est sa place, ce qui le retient ici ou l’appelle là-bas. Un homme enfoui parmi les brisures du sentiment d’appartenance et du besoin de reconnaissance. Elle, pour qui sont convoquées les figures mythiques de femmes confrontées aux tragédies familiales ou au désespoir de l’amour, parle depuis le trou béant qu’elle habite, comme autant de propos ultimes, après le drame et avant l’oubli.
Ulysse, Électre, Phèdre, Médée ou Antigone, que de blessures intimes rongent chacun des personnages jusqu'à les faire se confronter en nombre de duels paradoxaux et finalement complémentaires qui les associent. Se voient-ils l’un en l’autre, comme une image inversée de leur propre trouble identitaire ? Lui et Elle se regardent, se toisent et se jaugent, tentent de s’expliquer et de se comprendre, de s’aimer aussi.
À quelles fins ont lieu ces rencontres et pourquoi et pour qui surgissent ces dévoilements ? Fuite en avant ? Apaisement du ressentiment d’inadaptation ? Éloignement du sentiment d’abandon ? Vaine recherche d’une destinée qui disparaitrait toujours et encore dans l’infini ?
Et s’ils étaient in fine deux échappés de notre imaginaire collectif, de nos inconscients individuels ?
La mise en scène de Jean-Noël Dahan structure l’espace et le temps de la représentation de telle sorte que nous ayons le sentiment bousculé, les sensations affectées par la perception quasi onirique des échanges entre les personnages. Jusqu’à faire ressentir le désarroi qui les constitue et l’incertitude qui abime voire empêche leurs choix de vie, qui génère des troubles de la personnalité.
Les deux interprètes Marie Micla et Jean-Noël Dahan sont saisissants. Marie Micla incarne cette femme plurielle aux parcours tragiques avec une extériorisation manifeste de la douleur et de l’égarement éperdu. Jean-Noël Dahan habite un Ulysse meurtri, retranché dans ses doutes avec une fragilité souterraine convaincante.
Une forte intériorité émane de leurs compositions, dont la complémentarité s’installe avec finesse. Les personnages résonnent en nous. Qualité de la parole et des silences, maitrise des gestes et des mouvements du corps, l’ensemble expressif est remarquable. Notons cette scène étonnante, comme une rupture narrative impromptue, qui donne à voir un moment sensuel magnifique où nous allons croire un instant que l’amour entre les personnages prendra le pas, en transcendant ce qui restera un instant charnel et éphémère de folie pulsionnelle. Toute cette théâtralité de jeu nous touche.
Un moment fort de théâtre d’acteurs, troublant et captivant, puissant et impressionnant. Une écriture surprenante pour une pièce saisissante. Un spectacle mémorable.
Spectacle vu le 20 mars 2025
Frédéric Perez
Texte Lluïsa Cunillé. Traduction Laurent Gallardo. Mise en scène Jean-Noël Dahan. Création lumières Marc Delamézières. Création sonore Jean-Marc Istria.
Avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan.