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Photo © Pierre Grosbois

 

Envoûtante performance de Denis Lavant. Halluciné, fou, ailleurs. Dans une mise en scène implacable et têtue dans son parti-pris de Jacques Osinski, cette « Dernière Bande » est un spectacle mémorable, captivant du début à la fin.

C’est la journée anniversaire de Krapp, le jour où il enregistre sur bande les moments marquants de l’année.

Le spectacle commence par un noir très long qui nous plonge dans l'expectative et nous force à se concentrer, à se couper des repères du temps. Tout à coup, une lumière crue au dessus de Krapp, immobile, assis devant un bureau encombré de boites en carton et d’un magnétophone à bande.

Il reste ainsi longtemps, face public, figé dans l’image arrêtée d’un vieux fantôme placide. Son immobilité devient envoûtante tant elle perdure et nous fait nous illusionner de ses raisons probables et de la suite possible. Alors, comme un automate à ressorts qu’il faudra bientôt remonter, il se lève et cherche dans les tiroirs du bureau.

Un cérémonial commence. Il sort une bobine de bande, la regarde, semble hésiter et la remet en place. D'un autre tiroir, une banane qu'il caresse avec délectation et qu'il mange, puis une autre qu'il chérit à nouveau, l'épluche et après un nouveau temps suspendu, la range dans sa poche, pour la route, pour plus tard.

Il retourne s’asseoir et écoute une bande avant d’enregistrer la nouvelle. Pas n’importe laquelle. La bobine 5 de la boite numéro 3, celle sans doute de souvenirs marquants. Il va commenter, réagir, contester, soupirer et revivre les mots dits dans sa 39ème année. Le tout entrecoupé de pauses où il ira boire. Krapp semble vouloir déchirer son histoire pour redire sa vie. Il reste là, pétri et meurtri par les remords et les douleurs qu'il fait ressurgir, obnubilé par ses propres pensées.

Cette pièce de Samuel Beckett, qualifiée de monodrame, a été jouée pour la première fois en France en 1960, reprise ensuite de nombreuses fois (notamment par les magnifiques Serge Merlin et Jacques Weber, que nous avons vus). Le style volontairement dépouillé du récit permet à Krapp, seul sur le plateau, de construire une forme de dialogue avec lui-même et avec son histoire par le truchement de ce magnétophone et de ses enregistrements, témoins de son passé et de lui-même. Une dérision permanente, sourde et ricaneuse, nourrie de rancœur, baigne la pièce.

La mise en scène de Jacques Osinski met en exergue délibérément le texte pour qu’il s’immisce avec ajustement dans la bouche de Krapp et nous empreigne aussitôt. Le parti-pris est centré sur le personnage avant tout, ses mots, son débit, ses digressions, sa puissance d’évocation. La situation ne prévaut jamais même si elle se fait spectaculaire par instants. Une volonté manifeste d'imprégnation lente et profonde se distingue, un élargissement du temps de la narration s'impose, poussé par les silences.

Denis Lavant nous subjugue, vibrant et incarné. Les nombreux silences habités, les mouvements subtils et métrés de son corps nous parlent autant que sa voix. Sa narration nous saisit. Minutie de l'intonation, des gestes et des mouvements, de leurs répétitions jamais lassées. Façonnant d'une expressivité impressionnante les rituels de Krapp, qui scandent l'attente de la vieillesse ou l'annonce de sa fin à venir. Il nous montre un Krapp pris dans le tourbillon de la démence ou de la sénilité, les deux peut-être, on ne sait pas. Il est ce vieux fou malheureux, un demi-clown, trouvant refuge dans l’alcoolisme et la manie pour supporter la souffrance et le renoncement.

Une époustouflante performance de comédien, d’une intensité pure. Un moment rare de théâtre.

Spectacle vu le 15 juin 2022

Frédéric Perez

 

Texte de Samuel Beckett. Mise en scène de Jacques Osinski. Dramaturgie de Marie Potonet. Lumières de Catherine Verheyde. Scénographie de Christophe Ouvrard. Costumes de Hélène Kritikos. Son de Anthony Capelli.

Avec Denis Lavant.

 

Jusqu’au 25 juin

À 20h le mardi, mercredi et vendredi, 19h le jeudi et 16h le samedi

20 rue Marc Sangnier, Paris 14ème

01.45.45.49.77  www.theatre14.fr

 

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